Pauline Guillerm | nous agitons nos mains - demain est encore loin
Je me suis posé la question de l’avenir, celui des jeunes de l’EDI, et puis finalement, il s’agit aussi un peu du mien - il faudra bientôt se dire au revoir.
nous descendons la rue de Rosny, toutes les trois, nous rions comme des adolescentes, nous laissons trainer nos jambes, nos corps suivent, légers, désinvoltes et pas sérieux et nous n’arrêtons pas de parler, tu te vois auxiliaire de vie et tu te vois en France, tu es affirmative, Haïti, c’était avant, moi, je serai rentrée en Roumanie, tu dis ça avec force, ta voix s’élève, comme si ce sera ça, ta victoire, celle d’être revenue, partie et revenue, tu ne pourras pas vivre en France trop longtemps encore, tu le dis, la Roumanie te manquera trop, en attendant, tu veux être vendeuse, et pour cela, il te faut bien maîtriser la langue, ton projet est clair, lucide, organisé, tu rangeras les rayons des supermarchés le temps que ton français s’améliore, votre avenir professionnel est tracé, aujourd’hui et demain, il s’agit déjà de se loger, il s’agit déjà de manger, vos mots sont entrecoupés d’éclats de rire, il n’y a plus que le présent qui compte, il n’y a que ça, les rayons des magasins, la peur de l’après, les retours au pays, tout ça, tout ça, à cet instant, n’a plus d’importance tellement nous sommes bien, là, toutes les trois, dans la pente légère de rue de Rosny,
chercher de l’argent, la voilà ta réponse, quand je te demande ce que tu feras dans dix ans,
je veux travailler dans la cuisine, dans la petite enfance, avec les animaux, dans un bar, dans un magasin, à la cantine des écoles, je veux être en France, je veux avoir des enfants, je veux avoir un restaurant, je voudrais me marier,
l’amour ? tu dis,
pas le moment, tu ajoutes,
vraiment pas le moment, tu insistes,
vraiment, vraiment pas le moment, tu dis encore
et tu ris
c’est quoi ton rêve ? je te demande
tu me réponds c’est quoi un rêve ?
moi, c’est la boulangerie,
hier, j’ai appris que tu étais rentrée en Bulgarie, tu as laissé un message à l’équipe, pour toi, demain est ailleurs, le voyage, les quelques mois passés à apprendre une langue nouvelle, à découvrir des rues nouvelles, des personnes nouvelles, tout ça modifiera peut-être la trajectoire de ton avenir, qui sait, ne pas faire comme si les choses n’avaient pas existées - es-tu heureuse de retourner chez ta grand-mère, l’as-tu choisi ? - je n’oublierai pas la clarté de ton rire, je n’oublierai pas non plus la puissance de ton regard, à l’arrêt de bus - savais-tu déjà que tu partirais ? - je l’ai détourné ce regard, ce dernier regard, je n’ai pas pu plonger, il avait trop le goût, sans le savoir pourtant, le goût de la séparation, je n’ose imaginer tous ces au revoir, ceux qui vous ont poussés vers l’après, des mains dans vos mains, des bras sur vos épaules, un corps contre votre corps, une main qui serre la vôtre, une autre qui la retient, qui ne veut pas laisser partir, une autre qui met dehors, une autre qui caresse, resserre l’étreinte, et parfois, dans un silence, un geste de la main, comme si on se disait bonne journée, quelques doigts qui s’agitent dans l’air, ou un léger mouvement du poignet, de ces gestes qui rappellent les au revoir de l’enfant, la main plaquée sur le pare-brise arrière de la voiture ou la main qu’il fait dépasser de la vitre restée entrouverte, avec peut-être un petit quelque chose de plus dans le geste ou dans les yeux ou dans le cri étouffé ou dans la respiration coupée, un petit quelque chose de plus, et juste avant que je monte dans le bus, tu as sorti ton téléphone portable et tu m’as montré la photo de ta nièce, elle est née il y a quelques jours, c’est la fille d’un de mes deux grands frères, moi aussi, moi aussi, je dis, j’ai deux grands frères et notre avenir n’en n’est pas plus lié,
on s’est demandé ce qu’est devenu Ulysse après son long voyage, d’après toi, Ulysse est devenu chanteur de rock,
c’est quoi ton rêve ? je te demande
tu me réponds je vais réfléchir,
vous êtes si jeunes, vous avez tant et tant encore à faire, dans vos vies, il y aura encore tant et tant de nouveautés, demain, je serai loin, les mots et les images de nos rencontres dans les poches, les pieds à fond sur les pédales de ma bicyclette, mon casque rouge à poids blancs vissé sur la tête et je ne pourrai m’empêcher de jeter un œil en arrière, vos mains s’agitant dans tous les sens.