Poésie et faits divers (3) : Laure Gauthier reçoit Christophe Manon
Cette rencontre est la troisième organisée à l’Achronique dans le cadre de la résidence.
Le 2 février dernier, Christophe Manon a lu des extraits de "Pâture de vent" (Verdier, 2019) et de "Vie & opinions de Gottfried Gröll" (Dernier Télégramme, 2017) ; une discussion s’est engagée autour de la notion de poésie et fait divers.
La discussion a permis de comprendre ce qui, dans ces deux livres de l’auteur, court sur l’arête du fait divers. Christophe Manon explique comment dans "Pâture de vent", ce qui aurait pu devenir fait divers est devenu à la fois un récit narrant l’horreur vécue par un enfant et un chant délicat adressé à l’espèce.
Le fait divers semble correspondre ici à une porte qui s’ouvre sur l’horreur, quelque chose qui aurait dû échapper au regard de l’enfant, à savoir au début du livre la vision du foetus du petit frère mort-né. Ce fait, à peine esquissé, est précédé par une longue vision ou fantasmagorie : "une scène de carnage qui n’en était pas une" (p. 18).
Loin de narrer un fait, le récit concentre l’attention sur cette vision : c’est le regard qui se déplace de l’enfant à un "je", du "je" à un chant collectif : un lyrisme qui vient sauver de l’horreur, un chant à l’adresse des "frères humains". Il est question dans la discussion de ces deux moments : la position du témoin et le travail sur le regard, qui soutient l’atrocité du réel, mais aussi le changement fréquent de perspective. Puis, un chant s’échappe de l’horreur, un chant qui, pour Christophe Manon, est une "caresse". La poésie est aux prises avec le réel, mais, à la différence de la prose, dit Christophe Manon, elle est ce qui échappe. Il évoque, ensuite, la proximité de son texte au récit "Cimetière des oranges amères" de l’Autrichien J. Winkler, où l’évocation de faits divers et de morts est omniprésente.
Christophe Manon lit ensuite des extraits de "Gottfried Gröll" et nous évoquons les deux livres qui l’ont accompagné pendant la rédaction : les "Nouvelles en trois lignes" de Félix Fénéon et les "Incidents" de Daniil Harms : la réduction jusqu’à l’extrême de faits divers chez Fénéon, réduits jusqu’à "l’os de la langue", le travail sur la syntaxe et la prosodie rend les faits divers absurdes, parfois aussi en souligne la dimension politique.
Gröll, lui, dit (p. 62) : "Gröll pense qu’il y a du réel qui s’échappe mais on n’est jamais sûr de le retrouver."
Cette phrase pourrait nous permettre d’appréhender ce qu’est le fait divers dans ces deux livres de Christophe Manon : "du réel qui s’échappe".
Il semble aussi que, proche de Harms, et de ses réductions jusqu’à l’absurde d’incidents, Christophe Manon cherche dans "Gröll" à partir d’un travail extrême tant sur la prosodie que sur la réduction de langue jusqu’à l’humour, à "sauver l’être par un retour de langue".
Voir la captation par Caroline Guth. (Il est à noter, que, suite à un problème sur l’un des deux micros, la deuxième partie de l’entretien est d’une faible qualité. Merci de votre compréhension.)