Un théâtre vide
A la manière d’une équipe de Mission impossible, Charlotte Milandri, Jean-François Munnier et Louana Rondini de l’Etoile du Nord et moi-même, sommes en contact quasi permanent : il faut être prêt, au cas où. Nous avions rendez-vous le 9 janvier. Un point était prévu avec le Gouvernement. Il faut toujours prévoir des points avec le Gouvernement. On y apprend plein de choses. On y apprend qu’il faut attendre, notamment. Je crois néanmoins que le porte-parole est un peu perdu dans ce monde où l’on ne peut rien prévoir. On ouvre ? On n’ouvre pas ? On fait venir les auteurs ? On réserve un hôtel ? On commence à parler de la soirée sur les réseaux sociaux ? On achète un baril de dix litres de gel hydroalcoolique ? On boit un coup ? On fait une belote (la belote se jouant à quatre, on a le droit) ?
Et encore... Je suis écrivain, mon livre existe... Il est en librairie. Je n’ose me mettre à la place des comédiens, des danseurs, des techniciens qui dépendent du spectacle vivant. La mise en sommeil de ce spectacle a quelque chose d’irréel et on se dit qu’il faudra plus qu’un baiser du prince charmant pour le réveiller. Mais on est nombreux à vouloir l’embrasser fort, alors il faut y croire.
Ce rendez-vous manqué-reporté reste pour moi l’occasion de me replonger dans les romans des auteurs qui devaient être présents ce soir-là pour aborder la place de l’écriture dans le monde, dans la société, et d’avoir un regard sur les marges trop souvent déshumanisées.
En attendant de pouvoir la vivre, cette soirée, Charlotte Milandri l’a imaginée : "On aurait écouté les cinq étudiantes de l’école de théâtre voisine nous lire les mots de ceux qui se seraient tenus à côté de moi. On aurait laissé la timidité de côté, on aurait parlé des cafés dans lesquels on se réfugie ou on grandit, les lieux qui nous font et nous défont. Il aurait été question des marges, de la marge dans l’écriture, mais d’ailleurs la marge par rapport à quoi ? On aurait fini par parler du collectif dans l’écriture, on en revient toujours là, au collectif."
Sofia Aouine et sa Rhapsodie des Oubliés. L’histoire se déroule à quelques centaines de mètres de l’Etoile du Nord. Abad, à peine treize ans et confronté à la réalité de Barbès : les putes, le crack, l’extrémisme religieux... et les désirs qui commencent à sérieusement le travailler. Un p’tit gars qu’a pas l’air complètement né au bon endroit et qui s’accroche à ce qu’il peut. En attendant, il raconte son monde depuis le toit de son immeuble.
Moi j’suis de la race écrite de Yohann Elmaleh prend pour décor le quartier Crimée (direct en prenant le bus 60 depuis l’Etoile du Nord). Peut-être que l’auteur aurait pu répondre à la question de Charlotte Milandri : "Pourquoi écrit-on ?" En attendant, voilà ce qu’on peut lire dans son livre : "Je ne savais pas quoi lui dire, moi, à part que ça me plaisait bien d’assembler des mots, et puis qu’à terme j’aimerais être capable d’écrire une réaliste affaire moderne, où même la langue serait d’époque, créer un monde, un univers, des sentiments personnifiés, qui se développeraient autour d’un "Je" complexe et partout intuitif."
Et puis, ces deux auteurs qui parlent de l’usine de manière incroyablement humaine. Joseph Ponthus avec A la ligne sous-titré "feuillets d’usine" qui a trouvé une manière exceptionnelle de rendre hommage à tous ces ouvriers sacrifiés dans les conserveries de poissons et autres usines alimentaires. Intérimaire, Joseph Ponthus trouve force et refuge auprès d’Apollinaire, Trénet, Cendrars, Hugo. Pas de ponctuation dans ce livre mais beaucoup, beaucoup de talent.
Et enfin, il y aurait eu Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers. J’ai découvert son écriture avec Demain la brume, l’un des livres les plus forts de la dernière rentrée littéraire. Publié chez Asphalte, un éditeur que je suis depuis sa création (vous qui lisez ces lignes, commandez chez votre libraire Shangrila de Malcom Knox, chef-d’œuvre de leur catalogue). Jusqu’à la bête nous envoie en plein cœur d’un abattoir.
Cette soirée prévue le 9 janvier, nous y aurons cru jusqu’au bout. J’ose penser que ce n’est que partie remise et que cette partie devrait être belle.
En attendant, nous réfléchissons à d’autres moyens d’aller à la rencontre des habitants du quartier directement chez eux. Il faut continuer à instaurer ce dialogue au sein du quartier et d’inscrire durablement la littérature au cœur du théâtre. Et peut-être s’assurer que le public existe toujours. Deux premiers rendez-vous sont d’ores et déjà fixés, deux autres sont dans les tuyaux. On dirait bien que la vie reprend son cours. Par des détours.