Votre héroïne de légende

Texte d’Isabelle Bourdon, écrit durant le premier atelier.


Ô Ishtar
Ô Innana
Ton nom claque il transperce, les corbeaux s’élancent, les serpents se terrent, mes oreilles se dressent en pointes jusqu’au sommet du crâne
C’est ton nom sémaphore
C’est ton nom hallebarde
Tes ennemis, ils s’enfuient
Mes jambes de flamme quand je te prononce
Mon œil mauve quand je te prononce
L’air est cuit et je brûle soudain
Ishtar Lazulite qui se souvient de toi, reine impératrice d’un pays oublié, dépecé.
Ton nom siffle comme une balle, le métal fond sur ma langue quand je te prononce
Aujourd’hui le chaos dans la contrée qui n’existe plus, celle de toutes les origines : Sumer, Mésopotamie, akkadiens, babyloniens, autant de noms balayés par l’histoire. Pas ce présent qui s’affaisse, et qui souvent, m’accable. Déesse de la guerre, de l’amour sexe. Tu inverses le cours des fleuves ; change les femmes en hommes et les hommes en femmes. Tes colères sont légendaires, un seul coup d’œil et les rivières coulent de sang... Ta rage vengeresse éclate et les récoltes pourrissent. Gilgamesh te résiste, tu tues son ami. Dumuzi ton époux bancal se moque de toi, tu le vends aux enfers. D’Ereshkigal ta propre sœur tu désires la couronne et complotes contre elle. Du moins c’est ce qu’on raconte. Intranquille, tu hais la désinvolture, l’harmonie ne t’est rien, étoile contraire pour toujours.
Aux portes de la ville tous désormais se détournent. Ils t’ont oubliée, et abandonnée
Sur la pointe des pieds, avec négligence, dédain, mépris, les hommes d’alors se sont retirés pour en aimer d’autres, Ils emportèrent ta couronne et puis comme cela ne suffisait pas
Ils dirent alors la meurtrière, jalouse infernale, furie dévastatrice
Ils disent aujourd’hui pute putain gorgone nom imprononçable démone
Ils disent bordel, lupanar, pute putain, putain de bordel. Amour sale, amour noir, rut, vulve goule,
Sexe affamé, vulgaire putréfaction, nausée dégoût, mangeuse, croqueuse, dévoreuse, succube
Le sable a réfugié tes offrandes... Penchés sur les monceaux de triangle pubiens en argile, Tes adorateurs mués en savants froncent le sourcil. Ils frémissent, ils disent : prostituée sacrée, catin suprême. Ils murmurent magie noire des esseulés, rituels de fertilité, reconquête de l’être désiré.
Ishtar, je suis seule devant ton temple déserté d’après la catastrophe. Seul le vent t’est resté fidèle et peut-être la vipère à cornes.
Et je me souviens
Je rêvais d’affronter les rois scorpions, je voulais l’arrogance, je voulais la fureur l’épopée l’aventure
Je voulais moi aussi l’amitié forteresse, je voulais la cuirasse,
Je voulais être Gilgamesh mais c’est l’immensité de ta tendresse mutante que je rencontrai
Je rêvais de défier le démon Humbaba mais c’est la meute hurlante de loups félins qui fondit sur moi.

Je sens encore leurs mâchoires déchirer mon visage, mon corps ils le dépècent, en recrachent des morceaux jusque dans l’outre-monde.
Au sein du cachot tout juste taillé pour moi, j’entendis alors ta voix d’avant le langage me dire :
« Oui car c’est ainsi qu’ils font, toujours plus loin ils rejettent leurs proies et désormais du pays des hommes tu es à jamais chassée »
Mes genoux creusent la pierre froide depuis des siècles
Dans le noir qui désormais me protège, je plisse mes yeux et te vois. Petite, tes cheveux casque sombre, tes bijoux qui coulent le long de ta gorge, tes yeux soucoupes, ton nez puissant. Deux lionceaux aux vibrisses pleines de poussière ont griffé tes jambes nues, maintenant à tes pieds ils ronronnent et me toisent.
Tes cils mobiles s’échappent dans l’air, ils glissent jusqu’à moi et caressent ma joue
Je suis immobile. Mes ailes rognées me clouent au sol.
Je regarde les tiennes : rompues, cassées net en leur centre, rémiges en arc brisé.
De ta main tu les lisses avec tendresse. Tu dis :
« Mon dos ils l’ont criblé de flèches, mais vois-tu je vole. Et mon vol hasardeux demeure puissant, il suffit encore à les effrayer car de l’enfer je suis revenue. Ereshkigal m’a dépouillée puis ses sbires m’ont pendue au crochet comme un vulgaire morceau de viande. Mais j’ai franchi une à une les 7 portes, un à un mes pouvoirs j’ai retrouvés et au jour je suis revenue.
Me voici.
Et tu m’étreins
Et tu étends sur moi tes ailes soie sauvage
Soudain l’odeur fauve des lions
Soudain ta peau reptile sur mon cuir écorché
Tes blessures et tes plaies qui recouvrent les miennes.
Tu dis : « Ne te retourne pas, tu ne reverras plus la lumière ancienne, mais vois-tu pour toujours tu auras un volcan : chéris-le, laisse-le grandir, et que jusqu’à l’éther il se dresse »
Je te suis, je t’emboîte le pas. Personne ne voit que j’ai disparu.
Ô Ishtar
Mes jambes firmament quand je te prononce
Toi seule ne te détournes pas quand je fouille mes entrailles
Mais dis seulement une parole et je serai guérie
Mais dis seulement une parole et je serai guerrière
Me voici agrippée à toi je cavalcade, tête à l’envers, cheveux dans la poussière, sourire de travers.
Nous voici invincibles
Viens le temps est venu, une fête se prépare. Allons les chercher, toutes, une à une,
Les affamées, les déglinguées les furieuses ; leur folie d’airain ; leur colère insondable, leur inextinguible soif de revanche, leur rage d’être.
Viens rompre ce qui nous reste d’entraves. Viens que l’on ricane, viens qu’ils rendent tous gorge, tandis que les crapauds sortent de leurs bouches et nous étouffent, nous empestent, masquent notre soleil.
Soulevons-nous, arrachons les grilles, libérons tous les krakken
Qu’un déluge de fureur joyeuse et bruyante s’abatte sur eux, que Moloch les dévore
Et qu’à l’aube violette, tendre meute recrue et rassasiée, notre cercle s’endorme contre ton flanc de marbre, apaisé jusqu’à la prochaine conquête

17 novembre 2023
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