Carnet de bord d’une enseignante

Carnet de bord d’Aurélie Balay, enseignante de lettres modernes


Après un premier échec l’an passé, la résidence a été acceptée cette année. Grande joie de pouvoir vivre pleinement l’aventure ébauchée en 2009, dans le cadre alors de la classe APAC. Après Kafka et Le Château, après K., Klamm, Frieda et Barnabé, nous allons à la rencontre de Sophie, Victoria, Toko, Humbert et les autres, tous personnages de Stéphane Michaka dans sa pièce pour adolescents Achab et moi. Le plateau du théâtre Paul-Éluard continue de nous ouvrir ses portes et on espère passer de la neige du Château, à l’immensité marine de Moby Dick durant ces cinq premiers mois ensemble. La résidence est de dix mois au total.

Stéphane conçoit la première partie de sa résidence comme une plongée des élèves dans son univers. Notre passion commune du théâtre, nous conduit cette année à ambitionner de monter une des pièces de Stéphane : Achab et moi. Pour moi, l’idée est de travailler avec ma classe de seconde sur le texte, puis sur sa mise en scène. L’adaptation l’an passé de passages du Château en texte de théâtre, et la mise en jeu qu’on en avait ébauchée avec les élèves nous a donné envie d’aller plus loin cette année, à partir du texte de Stéphane cette fois-ci. Une nouveauté nous motive encore davantage : ma collègue d’arts plastiques se propose de s’associer au projet en faisant travailler ses élèves de première d’un point de vue scénographique.

Grâce à l’argent alloué par la Région, nous pouvons être aidés d’une costumière, d’une scénographe, et d’une comédienne ! Une chance rare dans l’Éducation nationale d’aujourd’hui, et il faut particulièrement remercier ici la Région de nous donner encore la possibilité de réaliser de tels projets.


Mercredi 2 décembre

Première séance avec les 2nde 1, l’ennemi de Moby Dick entre en scène, non sans avoir d’abord laissé la place à Stéphane Michaka. La confiance est déjà là et l’habitude aussi : Le Château plane encore et trois élèves en restent les témoins devant les autres. Immédiatement, on change d’espace. Les tables sont repoussées bruyamment au fond de la classe, les chaises s’organisent en arc de cercle et m’apparaissent presque comme un arc-en-ciel dans la morosité de la vie du lycée. Une belle écoute s’installe. Stéphane parle. Son respect impressionne. Pas de supériorité instaurée, une accessibilité presque irréelle, l’espace même en témoigne. On en parle d’ailleurs avec les élèves : leur position en « hémicycle », un dispositif « bi-frontal » qui casse le rapport hiérarchique. La question du théâtre arrive comme une évidence : être devant les autres, regarder, se regarder. Une fille, retranchée dans son manteau fermé à double tour, une autre, cachée derrière son foulard bleu turquoise, et pourtant par ailleurs tout en jaune fluo, le groupe des garçons aux coudes sur les genoux. Le théâtre comme apprentissage de soi, des autres, de la vie. Stéphane continue de gagner leur confiance. Je suis à côté, j’écoute autant que mes élèves, j’interviens parfois pour faire le lien avec le cours, je suis dans mon rôle.

Et puis il commence à lire un passage du Cinquième Archet, l’une de ses pièces. Vienne et le début du XXe siècle, la valse et Freud. Hitler. Le passage est très poétique. Théa, l’une des héroïnes, met des mots sur la musique de Strauss, de Bach, la lecture est captivante (pour moi en tous cas), les élèves montrent de belles qualités d’écoute et ça m’encourage pour la suite. La discussion est amusante et les élèves semblent volontiers admettre tout ce qu’ils ne savent pas. Ce qu’est la psychanalyse, comment on danse une valse ou encore qui est Klimt… Il me semble qu’ils ont plus appris en deux heures qu’en un mois, juste par la magie de la présence, de l’aura d’un tiers écrivain, dans la classe.

La lecture de l’extrait de Moby Dick arrive ainsi tranquillement et quatre élèves sont désignés parmi les volontaires, pour lire ce texte. Achab revient sur sa vie passée, constate son aridité, elle le fait souffrir. Quand Melville évoque l’« acuité » de cette souffrance, Cindy lit « assuité ». Le sens échappe parfois, mais l’intention est juste. Je suis surprise de l’émotion qu’ils mettent dans leur lecture, alors que j’ai tant de difficultés à la faire émerger en classe. Je dis « en classe », comme si aujourd’hui, nous n’étions pas en classe… Tout le travail abattu jusque-là prend sens au moment de cette confrontation avec les élèves. On dépasse le simple cadre du cours pour arriver à ce qui fait l’essentiel de la littérature. Stéphane remercie ces volontaires de leur sincérité et de leur engagement. Nous revenons sur ces mots écorchés : l’« assuité », « réclus ». « Réclus » fait immédiatement écho à la réclusion. Leçon de vocabulaire. Impression que ces mots sont réellement écorchés vifs, bien vivants.

Puis vient le passage en anglais. Stéphane leur demande d’identifier l’erreur de traduction. Mélodie de l’anglais, enjeu de proximité avec le texte. Ils ne trouvent pas mais ils cherchent. La sonnerie met un terme à cette première rencontre, à la fois me semble-t-il avec un auteur et avec la littérature.


Vendredi 4 décembre

Première séance avec les 1re L1. Les TPE. Une aventure en soi. Des groupes, des sujets. Comment passer de la documentation à la création ? La plupart des élèves jusqu’ici ne comprennent pas les enjeux de la phase de documentation, et travaillent assez peu.

Lors de la première heure, Stéphane se présente et lit un passage de La Fille de Carnegie. Les élèves sont un peu méfiants au départ. Quelques réticences parce que : « c’est l’année du bac ! ». L’écoute à la lecture est inégale, certains sont très curieux, d’autres pas du tout. On suit le trajet d’une escarbille dans New York et ses quartiers. Manhattan, le Bronx, le Queens, Brooklyn. Personnage du « doorman ». Puis, Stéphane raconte son travail. Son voyage de « préparation » du roman. Ses carnets. Ce que je peux dire de façon totalement abstraite en classe, Stéphane lui donne corps. Comment son carnet le suit. Comment on le regarde, lui, homme seul prenant des notes dans un grand restaurant new-yorkais : ne serait-ce pas un critique gastronomique ? Les élèves rient en entendant cette confusion du personnel du restaurant. Ils rient encore à l’anecdote de la boîte de nuit : un homme seul y prend des notes, c’est nécessairement un gars de la police… Et le travail de l’écrivain fait sens d’un seul coup. Les bavardages se sont taris, la rencontre a eu lieu, finalement. Le réel prend donc place dans la fiction, la création se prépare.

La deuxième heure est l’occasion de rencontres individuelles, d’échanges privilégiés durant lesquels Stéphane interroge les élèves sur leurs travaux en cours, leurs projets pour ce TPE. Il me semble que sa présence a motivé certains élèves : ils ne veulent pas apparaître paresseux… Souci qu’ils n’ont plus du tout avec leurs profs. Simon demande : « Combien de temps avez-vous mis pour écrire votre roman ? » « Un an. » Silence. Peut-être l’étonnement, une forme de respect en tous cas. A la question « Vous touchez combien par livre ? ». « Cinquante centimes sur dix euros ». « C’est dégueulasse ! » « C’est nécessaire si je veux être publié. Je n’étais pas assez “célèbre” pour négocier. »

J’ai l’impression qu’ils prennent la mesure d’un travail de création. De ce que cela représente d’investissement personnel (et même en termes pécuniaires). La sincérité de Stéphane est touchante. Hier, j’avais tenté d’expliquer à Simon ce qu’était la générosité au sens humain du terme pour commenter la phrase de Figaro parlant du comportement des hommes vis-à-vis des femmes : « Les plus coupables sont les moins généreux. » Je crois que Stéphane lui a aujourd’hui donné une leçon de générosité.


Mercredi 6 janvier

Séance de lecture en classe avec Stéphane, Sylvette et les 2nde 1. Les élèves avaient déjà lu la pièce chez eux, et on a fait ce qu’on peut appeler un « travail à la table ». Des volontaires se sont vite manifestés pour prendre en charge des personnages. La lecture à voix haute met en évidence des difficultés de vocabulaire : « funèbre », « titanesque », « Léviathan », « siphon », « morbides », avoir « le vague à l’âme ». Sur cette dernière expression, Maguy a fait une jolie erreur : elle a pensé que c’était une vague à l’âme. Le contexte y était, mais plus le sens… Et puis, est apparu le personnage de Jones. Stéphane interroge le groupe sur une histoire d’homme vivant dans le ventre d’une baleine… Il cherche à leur faire parler de Jonas et leur évoque son histoire dans la Bible. Cela n’évoque pas grand-chose aux élèves. Deux d’entre eux sont chargés de chercher cette histoire : Maguy et Jean-Hilaire.

Puis, Adeline prononce « hypnotisez », au lieu d’« hypostasiez ». Le « tuner » fait hoqueter et l’arrivée des pirates a bien fait rire. Le langage inventé, traduit par l’un des pirates fait apparaître aux élèves, de façon très juste à mes yeux, que l’intonation a autant d’importance, sinon plus dans ce cas précis, que ce qui est réellement dit. La prononciation est aussi mise en avant, avec le verbe « brinquebale », dont Sophie et Sandy mangent les syllabes, ou le « Howard » de Victoria, de même lorsqu’elle s’exclame « Good heavens ! ». Cindy s’amuse à exercer son accent anglais. Mais qu’est-ce qu’une « B.A. », expression utilisée par Victoria pour reprocher à Sophie de l’avoir sauvée ?... L’arrivée des pirates Jacklet et Izrul amuse beaucoup : Dany fait le chef Jacklet, tandis que Jean-Hilaire joue le rôle du traducteur. La monotonie de leur ton ne coïncide pas avec la férocité dont ils sont censés faire preuve. Il en résulte un effet comique pour la classe, assez inattendu, sans parler bien sûr des difficultés de prononciation. Les inhibitions sont grandes en ce début de travail théâtral. Le côté désuet de « billevesées » sonne presque comme un gros mot dans la bouche de Jean-Hilaire et il se reprend plusieurs fois avant de réussir à le dire correctement. La « concision », le « méta-récit », le « mauvais augure », l’« accroche » « ténue » et le mot de la fin « Préserver », restent en suspens en cette fin de séance. On se quitte sur le sens de cette fin : comment l’interpréter ? Que signifie ce mot pour clore l’histoire de Sophie et de l’équipage du Phantom ?

Cette séance a mis en avant les notions de diction, de nécessaire compréhension fine du texte et des personnages pour pouvoir les incarner, de texte, tout simplement. Stéphane a bien insisté sur le but de la représentation : faire entendre le texte, transmettre sa richesse et sa complexité, donner à voir son sens. Les élèves ont été particulièrement réceptifs durant cette séance, et il me semble qu’ils ont pu évaluer le sens d’une lecture à voix haute. L’expressivité et donc la finesse de la compréhension apparaît ce jour primordiale à travailler.

P.-S. : Lors d’une séance ultérieure, Maguy, qui a pris son rôle très au sérieux, a raconté à ses camarades l’histoire biblique de Jonas. C’est assez émouvant à voir, car les élèves ne savent vraiment rien de la Bible, et cette jeune fille a semblé trouver un réel intérêt à découvrir seule cette histoire, et même une forme de fierté à la raconter avec ses propres mots. Ça me fait penser à ce que peuvent éprouver de tout jeunes enfants qui découvrent les histoires contenues dans les livres. Une sorte de naïveté retrouvée face au livre, peut-être.


Vendredi 15 janvier

Première séance au théâtre Paul-Éluard. Nous sommes quatre aujourd’hui : Stéphane, Aline Ersham (la costumière), Sylvette et moi. Cette séance fait suite pour Stéphane et Sylvette, à celle de la veille en arts plastiques, où avec Caroline, la scénographe, ils ont travaillé avec la classe de 1re L1 sur une possible mise en espace de la pièce. Ce vendredi, nous voulons montrer aux élèves comment on fait une lecture orientée du texte. Le travail à la table se fait essentiellement en fonction des costumes qu’on peut imaginer pour chaque personnage. Nous avions déjà travaillé l’an passé avec Aline, ce qui est un atout puisque je sais déjà comment elle aborde les choses avec les élèves. Par ailleurs, nous avons pu faire référence au cours de la séance aux idées que nous avions eues l’année dernière lors du travail sur Le Château de Kafka.

Apporter des costumes, ou des images pour la prochaine séance.


Mardi 26 janvier

Travail en classe sur les costumes avec Aline et Stéphane. Aline a apporté toutes sortes de photos de magazines, d’images, pour tenter de dessiner l’apparence de chacun des personnages, de faire émerger les représentations. Définition de la notion de cliché : les élèves ont beaucoup de difficultés à la comprendre et apparaissent prisonniers de représentations stéréotypées. On leur explique au passage le sens de ce mot : « stéréotype ». Difficulté de les extirper d’un certain conformisme.

« Objets » apportés par les élèves : un tee-shirt de Barack Obama, et une paire de lunettes. Aline s’étonne du peu de travail personnel des élèves et prend la mesure des difficultés pour mobiliser des adolescents sur un projet collectif. Nous en sommes au début de la dynamique, et les élèves restent encore en retrait par rapport à ce qu’on leur propose de faire.

Ceci dit, la séance est intéressante car elle fait émerger les difficultés des élèves à formuler un avis, à défendre leur point de vue, à argumenter en faveur de tel ou tel accessoire, tel ou tel costume. Bref, à s’impliquer vraiment en fait. Suite à cette séance, j’ai envisagé un travail sur le vocabulaire et l’argumentation, afin de leur donner davantage d’outils pour émettre leur opinion. Aline et Stéphane leur ont montré aussi l’interaction entre le texte, les informations qu’il donne, et le choix des costumes. Cette séance nous a permis par ailleurs de relire l’intégralité de la pièce et de formuler des hypothèses de sens, pouvant servir à l’élaboration des costumes, dans une visée symbolique forte. Ainsi, la question du tee-shirt imprimé « Barack Obama » a été intéressante à traiter, puisque nous avons pu mettre en avant le cliché qu’il supposait, l’époque historique qu’il imposait également, en dehors de toute référence dans la pièce. Les idées sur Toko ont d’ailleurs fait émerger bien d’autres clichés : le style Bob Marley a emporté l’adhésion des élèves. Aline a pu leur expliquer que le travail de costumier est justement d’imaginer des créations nouvelles, d’ouvrir l’imaginaire, plutôt que de le fermer par des références trop directes et du coup, réductrices.

Le débat sur la tenue de Victoria a aussi été intéressant : le noir s’est imposé, de même que le blanc pour Sophie. Le deuil pour l’une, la pureté pour l’autre. Voilette ou chapeau ? La voilette a emporté beaucoup de suffrages, de même que l’élégance sobre, plutôt que la grande robe encombrante sur un bateau. Là encore, la question de l’ancrage historique s’est posée. Le choix des élèves allait plutôt vers un style fin XIXe, début XXe. L’héroïne du film Titanic a d’ailleurs été mentionnée. A ce moment apparaît la difficulté des élèves à se repérer dans le temps. De même que Bob Marley leur paraissait presque « actuel », ils se sont révélés incapables de dater le naufrage du Titanic. Aline a paru réellement surprise de cette absence de repères temporels aboutissant à des incohérences totales en ce qui concerne les propositions de costumes : par exemple, si Victoria a un style XIXe, le tee-shirt Barack Obama ne peut pas convenir…

Cette séance m’a permis de mon côté de voir des implications directes dans le travail quotidien de la classe en français, travail de l’oral et de l’argumentation, vocabulaire, et aussi lecture, puisque ce travail sur les costumes est une façon de lire le texte de manière plus approfondie, d’émettre des hypothèses sur les personnages et de réfléchir à leur ancrage dans une époque.


Mercredi 27 janvier

Au théâtre : plateau, travail avec Marion Coutarel, comédienne. Qu’est-ce que jouer ?… Travail sur le rôle du regard en théâtre. Les élèves débutent et les notions de base du théâtre sont toutes à apprendre. L’ampleur de la tâche est considérable. Marion décide d’axer l’atelier sur le travail du regard, si important au théâtre, et si difficile à travailler par les élèves : regarder l’autre éveille des craintes, des timidités, voire des réticences insoupçonnées… L’échauffement détend l’atmosphère. Marion sait les mettre en confiance et les élèves témoignent là encore d’une belle écoute. Exercices sur le regard : la vipère méditerranéenne, et le cobra. Regarder sans en avoir l’air, regarder au contraire en fusillant. Ce simple travail suscite les rires et les gênes des élèves : on entre véritablement dans le travail du corps. Puis, croisement de personnages : regarder ou ne pas regarder le partenaire, quels effets pour le spectateur ? Quels sens émergent suivant les choix que l’on fait ?

Recherches sur les personnages de la pièce, comment se déplacent-ils, comment parlent-ils etc. ? Marion tente ce qu’elle appelle la « traversée » des personnages. La séance s’est achevée trop vite et nous n’avons qu’ébauché quelques pistes : les élèves ont été ravis de ce travail de mise en jeu, et m’ont dit qu’ils étaient impatients à dire vrai de le commencer. La dynamique est lancée à ce stade du travail et l’enthousiasme m’encourage dans notre démarche.


Mercredi 3 février

Travail de vocabulaire en classe : comment définir les personnages et leurs costumes ? La liste de vocabulaire que je distribue aux élèves les laisse perplexes. Ils n’en connaissent quasiment aucun : dégingandé ? dandy ? râblé ? frêle ? taciturne ? Toutes sortes d’adjectifs dont je ne soupçonnais pas pour certains qu’ils les ignoraient à ce point. Le vocabulaire qu’ils maîtrisent est en fait très pauvre, et l’appréhension des personnages de la pièce en est rendue d’autant moins aisée. La consigne est de rédiger un paragraphe argumenté, accompagné d’un objet, d’un vêtement, ou d’une image pour justifier ses choix quant au costume d’un des personnages. Ce paragraphe devra utiliser quelques-uns des adjectifs vus en classe et réinvestir les réflexions issues des séances avec Aline : la cohérence temporelle, le respect absolu du texte, la motivation de ses choix.

En deuxième heure, Stéphane est venu pour faire la répartition des rôles. Les Sophie seront au nombre de sept et les filles désignées s’angoissent déjà à l’idée d’apprendre un texte et d’arriver ensuite à le dire devant un public. Deux Victoria : Amandine voulait absolument la jouer, et Stéphane avait désigné Soline. Elles se partageront donc finalement le rôle. Les garçons, peu nombreux dans la classe, s’attacheront aux rôles de pirates. Kevin a été désigné pour faire Pim, le mousse. Au moment où Stéphane le désigne, je reste sceptique quant à la motivation de cet élève pour incarner ce personnage. A ce moment du travail, il apparaît clair que deux garçons restent totalement réticents : Kevin et Thomas. Je tente souvent en classe de les faire réagir quant à leur désintérêt pour le projet. Sans succès je crois. C’est un profil d’élèves que j’avais déjà rencontré. Très discrets, voire même littéraires parfois (c’est le cas de Kevin), mais absolument pas dans le collectif, refusant de s’insérer dans la dynamique du groupe. Il faut bien avouer que mes efforts ont été vains.


Mercredi 17 février

Travail au théâtre : petite salle. Évaluation de l’apprentissage du texte. Essais de jeu…


Mardi 16 mars

Module : travail sur des bruitages. Le vent, les mouettes.

Classe entière : poursuite du travail de jeu. Difficultés de méthode : texte fait dans l’ordre, donc on n’a jamais le temps de faire la deuxième partie. Beaucoup de perte de temps. Des textes non sus… J’appréhende mon départ en congé maternité. C’est la dernière séance pour moi.

A partir du 22 mars : Congé maternité de Mme Balay

J’ai continué à suivre le projet à distance. C’est-à-dire que Sylvette et Stéphane m’ont tenue informée au fur et à mesure de l’évolution du travail. Cette absence constitue bien sûr un handicap pour le projet (et une grande frustration pour moi), Stéphane étant obligé de continuer plus ou moins seul en ce qui concerne le jeu (j’ai été remplacée, mais le professeur remplaçant peut difficilement reprendre au pied levé un tel projet). Ce handicap m’apparaît d’autant plus grand que le jeu est réellement le point faible à ce moment du travail. Comment faire travailler en plus un groupe de 25 élèves seul ?

Cependant, la force du projet est telle que les élèves se le sont beaucoup approprié et ont des avis très engagés sur ce qu’il faut faire ou pas. D’où des débats, certes houleux, mais témoignant d’un investissement fort.

J’ai décidé à ce stade de tenter de rester présente au travers de deux répétitions clés : celle du 2 avril et celle du 5 mai, toutes les deux au théâtre, et d’une répétition intermédiaire, à la veille des vacances de printemps, le vendredi 16 avril. Mon but était à la fois de me rendre compte de l’état du travail, et en même temps de me « rassurer » sur l’évolution du projet. J’ai aussi souhaité, avec mes maigres moyens, soutenir Stéphane dans cette difficile fin de travail, l’accompagner de mes avis ou conseils pédagogiques.

Le travail s’est par ailleurs poursuivi en 1re avec Sylvette Dufour et Caroline Amar en scénographie.


Vendredi 2 avril

Séance commune 2nde / 1re dans la petite salle du théâtre : exposés sur les costumes, la scénographie et présentation du travail de mise en scène. Mise en commun très riche, confrontation des travaux. Beaucoup de travail effectué.

Des difficultés émergent : faiblesse du jeu. A la suite de cette séance, désaccord des élèves incarnant Sophie quant au choix de leurs costumes : c’est Stéphane qui m’a relaté ce débat, ou plutôt cette dispute parmi les élèves. Elles souhaitent être toutes habillées à peu près de la même façon, alors qu’Aline avait proposé différentes tenues (qu’elles n’affectionnent pas toujours : la jupe est « trop courte », « trop moche », « trop serrée »…). Le souci de ces jeunes filles est tout de même d’être relativement mises en valeur, d’où leur volonté de choisir leur tenue. Ceci dit, leur argument de dire que le spectateur ne va rien comprendre si elles sont habillées trop différemment me convainc tout à fait, et elles font une proposition : une robe blanche pour chacune. Cela montre en tous cas à quel point les élèves sont soucieux de ce qu’ils vont montrer de leur travail, et d’eux-mêmes par la même occasion.

Certains « comédiens » ne sont pas à la hauteur. La pièce m’apparaît à ce moment trop longue, impossible à bien travailler dans son intégralité étant donné le temps qu’il reste et les moyens pour travailler. Je suis ressortie inquiète de cette séance tant le travail restant à accomplir m’a paru considérable.

Suite à la séance du 2 avril, j’ai envoyé un bilan intermédiaire à Stéphane pour lui faire part de mes questions et inquiétudes sur les difficultés rencontrées, et observées le 2 avril. Ce bilan évoquait à la fois la question du jeu des élèves, très fragile à ce stade du travail, et celle des choix scénographiques faits dans une séance ultérieure avec la scénographe et ma collègue d’arts plastiques. Il avait pour but à mes yeux de faire le point sur les problèmes sur lesquels réfléchir, et je souhaitais aussi être éclairée sur les choix opérés en scénographie.

Ici apparaît me semble-t-il le nœud inhérent à tout travail en partenariat entre un artiste et un enseignant. Quelle est la place de chacun ? Est apparue ici aussi la différence de regard entre l’artiste et l’enseignant : ma préoccupation est celle de ne pas mettre les élèves en difficulté. Un échec théâtral peut être une expérience traumatisante, et je n’ai pas envie de faire vivre cela à ne serait-ce qu’un élève. Après discussion, on arrive à l’idée qu’il faudra en parler avec les élèves, en fonction de leur « performance » lors de la répétition du 16 avril.


Vendredi 16 avril

La séance a eu lieu cette fois encore dans la petite salle. Deux semaines écoulées depuis la dernière séance en commun. Les élèves comédiens ont progressé et semblent désormais conscients de l’enjeu : Stéphane me relate leur énervement face à Raphaël qui ne savait pas son texte le 2 avril, et leurs désaccords quant aux costumes. Cette fois-ci ils savent leur texte, et on peut travailler. Maintenant, je persiste à ce stade du travail, à penser que l’intégralité pose problème, mais j’accepte aussi de prendre le risque au vu de l’insistance de Stéphane et des progrès des élèves. Lors de cette séance, on a pu travailler avec le groupe scénographie, sur la question de la mer : comment apporter les bâches-vagues sur scène ? A quel moment ? Cette phase de « calage » est longue et laborieuse, les élèves sont fatigués à la fin de la séance, mais cette étape a permis de fixer rigoureusement les moments d’intervention des scénographes, les déplacements, et nous a aidés à nous rendre compte des problèmes techniques : le poste de radio en milieu de scène paraît incongru, la boîte de conserve roule mal et n’arrive donc pas à l’endroit escompté... La présence de Sylvette permet de coordonner les échanges entre comédiens et scénographes. Des difficultés de manipulation émergent, amènent des discussions et on sent que les élèves sont entrés dans une réelle réflexion sur le rapport entre texte et représentation. Maintenant, les désaccords persistent. Sur le poste de radio par exemple, auquel Stéphane tient sur scène. Mais je sors cette fois-ci relativement soulagée de voir que les explications des jours précédents ont permis d’avancer dans le travail et de se comprendre mieux. Cette cohérence des adultes est un point fort de ce projet à mes yeux : les élèves ont pu être en confiance et notre stress a eu cette vertu de les faire réagir, de les encourager à progresser. Au niveau du jeu, les accessoires aident considérablement les comédiens. Les pirates sont convaincants et Jean-Hilaire peut jouer avec le fusil, Dany avec la canne, Raphaël avec la lampe… On a travaillé plus particulièrement les scènes de groupe, très difficiles à mettre en place : l’enchaînement des répliques est laborieux, la prise d’otages est peu crédible, ils doivent davantage jouer la peur etc. Individuellement, je reprends certains élèves : Adeline en professeur, certaines Sophie… Le travail restant à accomplir est considérable mais la motivation nous porte tous à ce moment de l’aventure.


Mercredi 5 mai

Une journée entière au théâtre : Marie Ouguergouz, comédienne, est venue nous prêter main-forte et sa présence nous permet de « décoincer » beaucoup de choses. J’ai notamment pu observer ici la légitimité que lui donne son statut de comédienne aux yeux de Stéphane : le poste de radio est relégué en coulisses, et la musique sera gérée par Mouhamadou, le texte est largement coupé dans sa deuxième moitié. A la fin de la matinée, nous avons retravaillé la moitié de la pièce seulement alors qu’on espérait tout montrer à Marie, pour retravailler dans le détail l’après-midi : la nécessité de couper le texte apparaît alors évidente. Les scénographes sont présents et ce paramètre est très important car il subsiste des difficultés de manipulation, d’enchaînements qui ralentissent bien sûr le travail de jeu, mais qui sont indispensables à retravailler : les déplacements de la chaloupe, l’arrivée des bâches… Kevin et Mouhamadou prennent des notes pour s’assurer de tous les changements scénographiques à opérer. Les élèves sont très motivés, et font preuve d’une grande concentration. La dynamique est très forte à une semaine du spectacle et l’énergie de Marie nous apporte un nouveau souffle. A ce moment du travail, j’ai bon espoir qu’on réussisse à réaliser nos ambitions.

L’après-midi, Marie a travaillé les scènes de groupe de la deuxième partie : Stéphane m’en renvoie un écho très positif. Les élèves ont apprécié son énergie, l’efficacité du travail accompli. Quant à moi, j’ai tout de suite apprécié de travailler avec Marie : j’ai pu intervenir avec elle, pointer ce qui me paraissait ne pas fonctionner. En cette fin d’atelier, Marie est une personnalité qui nous a beaucoup apporté : un regard neuf, une énergie revigorante et une implication immédiate.


Mardi 11 mai

Répétition générale. On fait le point avec les élèves sur les coupes effectuées dans le texte pendant que les scénographes s’activent pour tout mettre en place. Caroline, Sylvette, Stéphane et Lorraine (stagiaire qui a accompagné le travail d’arts plastiques) mettent tout en place sur le plateau. On n’y était pas lors de la séance précédente et il faut prendre tous les repères très vite. Marco, le régisseur lumières, fixe des projecteurs, commence à faire des essais, guidé par Stéphane et Caroline. Pendant ce temps, et pour garder les élèves mobilisés, nous décidons avec Marie de faire une italienne avec les comédiens, pour qu’ils restent concentrés. Le texte est su, mieux dans la première partie que dans la deuxième, mais ils semblent globalement prêts. Commence ensuite le filage. Je vois maintenant le résultat de la scéno imaginée : une voile, un mât, une chaloupe, très stylisés. L’atmosphère est poétique et les bruiteurs viennent y ajouter la qualité des sons sélectionnés. Lors de cet après-midi de travail, nous n’avons pu travailler que la première moitié de la pièce. Les interactions comédiens-scénographes sont calées et tout le monde se quitte sur l’idée que la matinée du lendemain sera consacrée à la deuxième partie et aux transitions entre les scènes. Tous les détails techniques sont passés en revue, les entrées et sorties sont calées. La concentration des élèves est exemplaire et je leur fais entièrement confiance pour le lendemain.


Mercredi 12 mai

Le « programme » de travail a été suivi : la deuxième partie a pu être reprise dans sa totalité, puis Marie a proposé de faire une « allemande », c’est-à-dire que nous avons passé en revue toutes les entrées et sorties, toutes les transitions, et nous avons pu constater que ça fonctionnait. Les scénographes ont fait preuve d’une belle concentration pour soutenir le jeu des apprentis comédiens. La pause avant le spectacle a permis aux élèves de terminer de se préparer, de sentir monter l’excitation et le trac, cette expérience semble avoir été pour eux la plus forte : l’aboutissement tant attendu de cet investissement de cinq mois.

Le public est très bienveillant et la présence de Monique Radochevitch est pour moi, comme pour Stéphane je pense, très importante. Certes, elle ne travaille plus au Rectorat, mais c’est tout de même elle qui a permis notre rencontre et donc la réalisation de ce travail. Elle a d’ailleurs pointé le grand nombre d’élèves présents sur scène, la qualité de la répartition des tâches entre eux, le souci qu’ils avaient les uns des autres… Ce regard extérieur nous a permis je pense de sentir notre travail valorisé. La proviseure, Mme Durafour, a également fait la démarche de venir encourager les élèves. La présence de représentants de l’institution est très importante en cette fin de travail.


En ce qui concerne le bilan, je dirais que la joie des élèves à l’issue de cette présentation devant d’autres élèves du lycée, quelques profs, le proviseur… témoigne d’une certaine réussite, d’autant que le résultat était en effet tout à fait honorable compte tenu de tous les obstacles rencontrés.

Une leçon que je tire : je constate que les séances de travail sur le texte, son sens, sa portée, ses contraintes quant aux costumes, au décor, au jeu même des comédiens, ont été à mes yeux les plus fructueuses : c’est parce qu’il y a eu ce travail à la table en amont, ces discussions, cette envie de faire réfléchir les élèves sur le texte, qu’ils ont vraiment pu saisir les personnages qu’ils devaient ensuite jouer. D’ailleurs, le retour systématique au texte pendant les répétitions, en témoigne.

L’objectif de la représentation a quant à lui rendu possible une réelle implication des élèves dont je ne pense pas que nous l’aurions obtenue autrement. Cette représentation était le but, donnait du sens à tout le reste. Finalement, grâce à leur jeu, les élèves ont réalisé une forme de « réécriture » du texte, réécriture par le corps et la voix, mais aussi réécriture réelle, puisque l’écrivain a été contraint de couper son texte pour que le projet aboutisse. Et nous avons eu la chance du travail en collaboration avec les arts plastiques : quelle valorisation du travail accompli quand on évolue dans un décor travaillé et pensé avec tant de soin ! Il faut avouer que les élèves de 1re ont fourni un travail magnifique. Vraiment. Esthétiquement, c’était très beau, et les élèves de 2nde ont tiré une grande fierté de jouer dans un tel espace.

Bien sûr, un tel travail suppose un investissement considérable de tout le monde : artistes, et enseignantes n’ont pas ménagé leur peine. Et je dois avouer pour ma part que je suis ressortie épuisée de l’aventure (la grossesse n’a pas aidé, mais on n’avait pas prévu ce paramètre…). A vrai dire, je crois qu’il faut se rendre compte de l’énergie nécessaire à la mobilisation réelle des élèves. Leur passivité est tellement écrasante que je me dis parfois qu’enseigner est une véritable course de fond si on ne veut pas que nos « auditeurs » passent à côté de ce qu’on leur enseigne. Surtout dans les lycées comme le nôtre, où le rapport au savoir est loin d’être une évidence. Je tiens à remercier pour cela Stéphane Michaka qui a réalisé un travail de titan pour arriver à un tel résultat. Une telle implication, et un tel résultat, prouvent à quel point l’écrivain a toute sa place dans la société d’aujourd’hui.

Aurélie Balay

16 juin 2011
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