De la chambre des grands au trou du hérisson





Le premier souvenir. Je dois avoir 13-14 ans. Un livre dont j’aperçois la tranche sur l’étagère du haut, dans la chambre des grands. Et puis sa couverture : un feu, flou, dans la nuit. C’est La Psychanalyse du Feu. Si je ne comprends peut-être pas tout, je ressens tout de même, de manière vive me semble-t-il (du moins c’est le souvenir qui m’en reste), la beauté (et donc la légitimité, la nécessité) de cet effort, par les mots, d’une pensée humaine qui veut appréhender le monde qui l’entoure, et s’envisager soi, le tout dans un même mouvement, à la fois centrifuge et centripète. Un certain mystère, aussi. Maintenant que j’ai trois fois l’âge que j’avais alors, le tanin déposé au fond de ma mémoire pourrait se résumer en une phrase : il y aurait quelque chose derrière les choses.

Plus tard, devenu auteur, metteur en scène, je reprends quelques textes bachelardiens, au gré de mes projets de création : c’est ainsi qu’en 1999, pour mon monologue autour de la vie et de l’oeuvre de Saint-Exupéry, je lis L’Air et les Songes. Imaginant le pilote-écrivain suspendu dans les nuages par-dessus l’imagerie du monde, il me semble que ses vols devaient être autant de grands songes éveillés... Je transcris les images par des modèles réduits sur la scène du théâtre (maisons, arbres, etc.) et, incité là encore par le livre de Bachelard (l’image et le mouvement sont les deux grands axes qu’ouvre le livre), il m’apparaît nécessaire de faire la part belle au mouvement : je fais appel à un chorégraphe, je danse… Cela donne, au final, Juby : un spectacle de mots, d’images et de mouvements pour évoquer St Ex, loin de toute littérature ou théâtralité académiques.

En 2002, je réfléchis à la dramaturgie d’un spectacle que je monte, adapté de L’Enfant et la Rivièred’Henri Bosco. C’est tout naturellement que je me tourne vers L’Eau et les Rêves. Le personnage de Hyacinthe me renvoie aux chapitres de Bachelard sur les ondines, celui de Bargabot n’est pas sans rappeler Charon... L’Eau et les Rêves m’apporte des strates de significations, des ouvertures polysémiques que je tente de traduire avec les outils qui sont les miens à la mise en scène : décors, accessoires, lumières, sons, direction des comédiens, costumes...

C’est « ce » Bachelard-là que je connais, beaucoup plus que l’épistémologue. Et j’ai toujours tenté (La Flamme d’une Chandelle m’y a aidé, aussi) de ne pas limiter la scène du théâtre à un espace représentatif et purement narratif, mais d’en faire une zone plus mystérieuse, un lieu plus trouble, pluriel, presque onirique (cet « épanchement du songe dans la vie réelle », que Bachelard emprunte à Nerval), un lieu qui invite l’imaginaire du spectateur à s’y projeter, riche de possibles, ouvert – j’aimerais dire : un seuil – qui ne démente jamais ce qui m’était apparu de prime abord lors de ma découverte de Bachelard à l’adolescence : quelque chose derrière les choses.

Ensuite, lors d’ateliers d’écriture, je me suis souvent inspiré de La Poétique de l’Espace pour faire écrire les participants : faire l’inventaire d’un tiroir, d’un « petit coin » de sa maison, de son nid, de sa poche, de son grenier... C’est un bon point de départ pour un atelier d’écriture, en ce sens que cela coupe court, immédiatement, à la question illusoire de « l’inspiration » que soulèvent toujours les apprentis écrivains : je les place d’emblée dans un double mouvement d’observation et d’imagination qui me semble (merci Bachelard) plus propice à la créativité.

Bachelard est-il d’actualité ? Plus que jamais, si l’on considère à quel point nous devenons peu à peu orphelins, coupés de deux liens fondamentaux : la nature et la rêverie. Les signaux d’alarme du réchauffement climatique, les ravages qu’il entraîne, la montée en puissance des mouvements « bio » « éthique », etc... sont autant de ferments de résistance pour soigner le premier lien, celui d’avec la nature, au sein de sociétés tentées par l’urbanisation et le productivisme. On verra quelle tendance l’emportera et où se fera l’équilibre.

Pour ce qui est de la rêverie, je suis (encore) plus pessimiste. La notion de croissance à tout prix, l’immédiateté de la communication que la téléphonie mobile et l’internet ont imposée comme modèle indiscutable de vie « en temps réel » nous déconnecte de toute possibilité de vacance, de temps libre, voire d’ennui... Tous ces espaces dans lesquels l’imaginaire aime à se déployer. Tel un hérisson craintif qui attend, tapi, que le jardin soit calme pour sortir de son trou, la rêverie « attend son heure » pour se donner à nous. Comprendrons-nous un jour que, comme le disait Merleau-Ponty, « ce qu’il y a à saisir est une dépossession » ? Bachelard, je pense, peut nous y aider.

Laurent Contamin


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21 septembre 2010
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[1On pourra lire, si l’on veut, un article écrit pour la revue de l’Université de Strasbourg, Espaces textuels, espaces scéniques, en le téléchargeant ici : http://www.laurent-contamin.net/userfiles/articleUMB.pdf

[2Le Visible et l’Invisible