Ma vie avec Bachelard par Abdellatif Laâbi
J’ai découvert l’œuvre de Bachelard quand j’étais à l’Université de Rabat aux débuts des années soixante, et ce grâce à mon professeur de lettres Gabriel Bounoure qui a été d’ailleurs le lecteur plus qu’attentif de mes premiers textes. Quel privilège pour moi d’avoir été accompagné à mes débuts par l’auteur de « Marelles sur le parvis », ouvrage exceptionnel de critique littéraire , consacré surtout à la poésie, que je relis régulièrement. En me replongeant un peu dans l’œuvre de Bachelard pour répondre aux questions qui me sont posées, je tombe sur un passage de « La poétique de la rêverie » où l’auteur cite justement Gabriel Bounoure écrivant à propos d’Edmond Jabès ce qui suit : « Le poète sait qu’une vie violente, rebelle, sexuelle, analogique se déploie dans l’écriture et l’articulation. Aux consonnes qui déclinent la structure masculine du vocable se marient les nuances changeantes, les colorations fines et nuancées des féminines voyelles. Les mots sont sexués comme nous et comme nous membres du Logos. Comme nous ils cherchent leur accomplissement dans un royaume de vérité ; leurs rébellions, leurs nostalgies, leurs affinités, leurs tendances sont comme les nôtres aimantées par l’archétype de l’Androgyne . »
Plus tard, c’est pendant mon incarcération que j’ai ressenti le besoin de relire Bachelard. Des ouvrages comme celui que j’ai cité précédemment ou bien « La poétique de l’espace » m’ont encore plus parlé de l’intérieur. Il m’a semblé, paradoxalement, que seul un prisonnier pouvait réellement saisir ce que l’auteur s’évertuait à démontrer. En tout cas, la parole de Bachelard a résonné en moi à cette époque beaucoup plus fortement que dans la période de sa découverte. Un homme privé de sa liberté, et un poète de surcroît ne pouvait qu’être pris à la gorge en lisant ceci, par exemple : « Un grand vers … sanctionne l’imprévisibilité de la parole. Rendre imprévisible la parole n’est-il pas un apprentissage de la liberté ? Quel charme l’imagination poétique trouve à se jouer des censures ! Jadis, les Arts poétiques codifiaient les licences. Mais la poésie contemporaine a mis la liberté dans le corps même du langage. La poésie apparaît alors comme un phénomène de la liberté. »
Comme pour les « examens de santé littéraire » auxquels je me prête à peu près tous les dix ans, il m’arrive, ayant horreur de l’accumulation, de faire le grand ménage dans ma bibliothèque. Que de livres qui ont fait partie de mes classiques à telle ou telle époque ont été ainsi éliminés sans grand état d’âme ! Les œuvres de Bachelard, elles, ont toujours survécu. Les ayant réouverts ces jours-ci, je découvre imprimé sur telle ou telle page, le tampon de l’Administration pénitentiaire (Maison centrale de Kénitra) ! Et je me dis que dans la vie, il y a de ces expériences marquantes qui nous accompagnent jusqu’au bout. Douloureuses ou heureuses, elles finissent par se confondre et former la trame de notre sensibilité, de notre vigilance, de notre façon d’être, et d’être dans le monde des vivants. Dans cette trame, l’œuvre de Bachelard est pour moi un fil précieux, un fil natif comme aurait dit ma mère, la brodeuse.
Abdellatif Laâbi
Créteil, avril 2010
À Françoise Ascal est consacrée cette page de remue.net, qui rassemble ses contributions, textes inédits, et les critiques consacrées à ses livres.