Eau-phorie par Florence Trocmé

Aidons l’hydre à vider son brouillard
(Mallarmé, cité par Gaston Bachelard
en épigraphe de L’eau et les rêves)

De tous les livres de Bachelard, lus et relus dans un temps désormais assez lointain, le plus important fut incontestablement L’eau et les rêves. Lorsque je l’ai lu pour la première fois, je n’avais pas encore identifié clairement mon immense tropisme envers l’eau.
Il n’est pas exclu que la lecture des livres de Bachelard, élément par élément, la terre, le feu, l’air et l’eau enfin m’ait permis de savoir de quel côté de la matière je me situais, de commencer à percevoir cet ascendant proprement inouï que l’eau exerce sur moi. Comme si toute l’eau dont on dit que sont faits nos corps appelait l’eau présente dans le monde. Où que je sois, il me faut trouver l’eau, dans une ville inconnue la rivière, le fleuve, à la montagne le lac, sur les côtes la mer, à la campagne, l’étang, le marais, le ruisseau. De beaucoup de livres, le souvenir le plus prégnant sera ce qui à trait à l’eau, ainsi par exemple des Carnets de Bergounioux, les pages consacrées aux rivières de Corrèze et à la pêche à la truite (là où j’appris le nom de fario, qui est aussi celui d’une des mes revues littéraires préférées).
De même que nous avons une attirance pour telle ou telle direction cardinale, pour moi Nord et Ouest, de même il semblerait que chacun d’entre nous soit marqué par une affinité particulière avec un des éléments. Je ne crois pas beaucoup à l’astrologie mais cette affaire d’eau est tout de même assez frappante : dois-je ici confier que je suis cancer ascendant cancer, le cancer étant le signe d’eau par excellence.
Bachelard m’a profondément sensibilisée, à un âge où l’être est très malléable, à l’importance des éléments, eau en premier lieu donc, mais air, terre, feu, aussi. Il fut ainsi & aussi sans doute pour moi un des médiateurs de la poésie. Par son approche, par les citations nombreuses qu’il fait, par les auteurs auxquels il se réfère.

L’EAU ET LES RÊVES

En contrepoint de cette méditation née de l’invitation de Françoise Ascal à parler de Bachelard, deux citations de L’Eau et les rêves et trois textes personnels, extraits du flotoir. Oui, je dis bien du flotoir qui même s’il n’a qu’un t pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer ici, revendique bien sa qualité de radeau, de flotteur, d’embarcation.... flotoir qui est un grand document au long cours qui vogue depuis 2000 et ou je serre mes gloses et mes tentatives littéraires ! Flotoir dont je dis parfois qu’il est en rade, qu’il prend l’eau, que je le remets à flot.....
Quant aux citations, j’ai voulu être fidèle à la lectrice que je fus jadis et j’ai choisi des passages que j’avais alors dûment soulignés.

« Pour avoir cette consistance du rêve qui donne un poème, il faut voir plus que des images réelles devant les yeux. Il faut suivre les images qui naissent en nous-mêmes, qui vivent dans nos rêves, ces images chargées d’une matière onirique riche et dense qui est un aliment inépuisable pour l’imagination matérielle »
Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, José Corti, 1942, p. 27.


« L’être voué à l’eau est un être en vertige »
(ibid. p. 9)


LAISSER FILER LE SEAU
Prendre le crayon ou laisser filer le seau vers le fond du puits. Mais quoi dans ce puits, de l’eau, de la boue, du pétrole, des charognes, des feuilles mortes ? Tu penses puits, tu débouches sur rivières souterraines. Qui te font tant rêver. Le Voyage au centre de la terre est-il à l’origine des ces rêveries de gouffres ou bien pré-existaient-elles et le Voyage leur a-t-il donné corps. Tu penches pour la préexistence, songeant à l’étrange voyage en terre du jeune garçon de ce conte, de ce récit que tu as écrit. Ce ne sont que galeries, boyaux, souterrains. Et tu repenses à l’expression d’Artaud, le con sans la mère et tu te demandes si ton livre ce n’est pas ça, tentative de repasser par là, mère absente, sans mère, seule, parce que c’est le seul moyen d’échapper. Écrire pour fuir ? Écrire comme courir de toutes ses forces pour s’échapper. Ne pas être dévoré. Boyaux, galeries, exploration. Il y a un petit public. Mais pas d’images ce soir sur les parois de la caverne. Parois nues mais rivière où embarquer. Se laisser embarquer. Partir à l’aveuglette. Ramer.


TOUT À L’ÉGOUT
Tracer le chiffre du jour, fermer les yeux un instant, le jeté de la ligne dans le puits, lac, gouffre, rivière, Dadalouze ou Styx. Quel poisson, truite fario ou menu fretin, Léviathan ou plancton ? Te souviens-tu des déjections des poissons rouges flottant à la surface de l’aquarium. Excrétions, excréments, pelote de déjection, compost, déchets, chiures, faut-il les rejeter, faut-il les recycler ?
Sans cesse se nourrir, pain, faits, impressions, idées, livres, absorber – certains, Michaux, mettent en garde contre ce gavage qui ne fera que des cerveaux gras, encrassés, gluants dans leurs rouages –. Sans cesse absorber, inévitablement, digérer, phase la plus mystérieuse, la plus obscure. Qui trie, qui décide de retenir tel nutriment, telle composante et telle sensation, tel fragment de tel livre, qui distribue, répertorie, affecte, adresse, range, timbre le matériel ? L’envoie où ? Et qui damne, écarte, rejette, refoule ? Non admis, non adéquat, à broyer, à excréter, à incinérer. La matière fibreuse que l’appareil digestif ne peut absorber, le sac plastique fripé qui vole à tous vents, le juif, le noir, l’arabe, le boiteux, le borgne, le nunuche, le dingue, le pochard. Dehors ! Le système vous excrète, extrade, expulse. N’ose pas vous traiter d’excrétions mais incapable de vous assimiler, de vous absorber, de vous digérer, de vous plier en 2, 4, 8, 16 à ses desseins, vous vide par ses conduits excréteurs. Aux chiottes, non enfants de la patrie, au caniveau. Le hors, l’alter, le fou, tout à l’égout.


COQUE DE NOIX
Comme Ismaël s’enrôle à bord du Pequod, tu embarques à bord du navire nuit. Parfois coque de noix, fragile, si fragile, sur l’abysse noir, si noir, parfois t’immergeant, plongeant, t’ennoyant dans la masse liquide. Sur quoi flottons-nous ? Sur quel océan de solitude, de silence, de non-sens ? Quel minuscule fétu sommes-nous et pour si peu de temps ballotés au-dessus de ces gouffres sans fond ? Déserts océaniques où dérivent nos continents, espaces infinis où tourne notre planète. Et le temps. Le tapis roulant du temps, coupon qui se dévide de la bobine, mité dès qu’apparu au jour, troué d’oubli, où la matière rémanente est filin de trapéziste sur le vide. L’oubli mange tout, avant même que le cerveau lui-même ne se mite, ne se creuse de cryptes. L’oubli ronge ta substance, rumine vaguement tes jours pour en faire quelques bouses sèches et un peu de lait vite refroidi. Amnésie et apoptose, entropie et destruction, mesures conservatoires de l’entreprise Vie (contrat à durée limitée). Il y a un temps pour être, infime, et un temps pour ne pas, ne plus être, infini, à l’avant, à l’arrière, ruban sans début sans fin et toi dans ta petite embarcation de chair et d’os à date de péremption. Lutte perdue d’avance contre la montée des eaux. Écriture, goudron pour colmater les brèches ? Tu n’y crois même pas mais songes à cette étrange expression, l’énergie du désespoir.

(Flotoir, 2007)
Florence Trocmé



Florence Trocmé anime Poezibao
Ses carnets sur Poezibao, intitulés Le Flotoir, c’est ici


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7 juillet 2010
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