Emmanuelle Pagano | Mes grenouilles d’avant
Et aujourd’hui, écoutez cette histoire, qui, bien que très brève, m’a vraiment émue. J’ai reçue cette histoire ce matin, elle est toute fraîche.
Un nez pour chaque saison
Mes parents changeaient de maison à chaque solstice. J’avais une maison d’hiver, d’automne-hiver, et une maison d’été, de printemps-été, comme les collections de prêt-à-porter. Nous passions la période d’hibernation en ville, et la belle saison à la campagne. J’attendais le réveil des grenouilles, moi qui n’hibernais pas vraiment, qui faisais plutôt semblant d’être occupée, en hiver. Le printemps je courais à la rivière, accompagnée par les bruits d’air et d’eau touillés par le courant. L’été était tout entier tourné vers la rivière, il était humide, et l’hiver si sec.
Je ne suis plus une petite fille, je me contente de décongeler les cuisses déjà découpées. Mais cuisiner prend toujours du temps, c’est du temps perdu, on ne peut rien faire d’autre, sauf se souvenir. Je me promène dans mon enfance, quand j’avais deux maisons. Je recouvre entièrement les cuisses de farine, en les tenant par le bout, une pince de cheville si menue. Je pense à mes grenouilles d’avant, à peine réveillées déjà surprises et capturées et tuées et démembrées pour la cuisine de maman. La farine imprègne la chair dure, je sens des odeurs de beau temps, avec les odeurs d’hiver j’ai plus de mal à me souvenir, il me faudrait un nez pour chaque saison. Les grenouilles d’hiver sont dans l’eau, même si je n’avais pas été en ville alors, je n’aurais pas pu les voir. Dans l’eau dormeuses elles vivent au ralenti, mais elles vivent quand même. Repliées, patientes, amphibies. Attentives.
C’est assez imbibé maintenant, le beurre est chaud dans la poêle, l’ail et le persil font leurs pastilles vertes et blanches, les cuisses sont saisies dans ces bruits moussants. Les grenouilles d’hiver changent de nez. Elles ont un nez sec, un nez humide, une valve permet de passer de l’un à l’autre, de changer de saison. J’ai mis longtemps avant de comprendre où passaient les grenouilles l’hiver, je ne savais même pas qu’elles disparaissaient, je croyais que seulement moi changeais de maison.
Emmanuelle Pagano est auteure de plusieurs livres et vient de sortir Un renard à mains nues chez POL.
Son site personnel :http://emmanuellepagano.wordpress.com/
Merci Emmanuelle !