Gilles, Thomas, Anatole et les autres

Une petite virée dans Paris, ça vous dit ? Une équipée pas comme les autres, qui se dessine de case en case, et vient nous parler du hasard, de la nostalgie et des copains ?
Non, ce n’est pas tout à fait comme un lundi à l’atelier des Lilas, ce n’est pas une bande qui écrit. C’est une bande dessinée.
Une histoire où Marilou, qui n’est plus une jeunette, se réjouit de quitter le quotidien (celui du Nord, Nord-Est, ça dépend où on se place), de prendre la 4L bleu vif, puis le train dès le matin et de se laisser porter par de belles rencontres au petit bonheur d’un café qui se corse : balade en BX avec Gilbert, Gilles, Azzedine et Jeanne, plongée en piscine, élégante chorégraphie sur patinoire, filature poétique aux Buttes-Chaumont jusqu’au tout début d’une nuit qui s’épanouit sous la tour Eiffel illuminée de 23 heures.
Il m’est arrivé quelquefois de danser dans la vie, mais toute seule.


Alors, ça vous dit ? Une escapade à la Sautet, ou bien à la Rozier, avec une bande d’amis sur des chemins de traverse, travelling avant vers les amours perdues, les métiers d’antan, mais aussi les papiers qu’on vient juste d’obtenir après un parcours du combattant, et puis la vieillesse, la beauté et la poésie. Surtout la poésie.
Le corps marche, et l’esprit voltige à l’entour comme un oiseau.

Eux, en tout cas, ça leur a dit de venir à l’atelier du LHSS des Lilas (et tiens, l’un des deux est né au Pré-Saint-Gervais, pas loin de là, et ça sent sa banlieue d’enfance...).
Celui qui surtout dessine, c’est Gilles Tevessin, au cerné qui souligne, attentif à l’intensité des taches de couleur, à la singularité du mouvement des personnages, et avec lui, la ville s’éclaire, se transforme et se déploie différente, semée de détails et de clins d’œil qui vibrent.
Thomas Gabison, c’est celui qui surtout écrit, édite aussi, savoure Jules Renard, admire Alain Cavalier, invente, observe gestuelles et mimiques, et agence mots et expressions pour traduire le réel autrement avec, toujours, la complicité de Gilles derrière son appareil photo, son crayon, son écran.
Ça leur a dit de venir parce que tous deux, dans leur Nord, Nord-Est (Actes Sud BD, 2009), ne parlent que de ceux et celles qui vivent l’aventure ordinaire, celle de leur vie de tous les jours.
Et seulement cette aventure-là.
C’était d’ailleurs pareil pour Nadir et son taxi en 2006, sous la plume de Romain Multier.
Parce que tous deux, dans leur bande dessinée, souhaitent livrer une écriture poétique et politique du réel où se mêlent sans cesse tous les temps d’une vie,
une lecture extraordinaire de notre monde ordinaire,
vision à hauteur d’homme où cinq personnes entassées dans une BX créent plus de lien social que n’importe quel discours électoral.
Je vais être heureux longtemps.
Je vais raconter ça aux enfants.

N’est-ce pas ce que l’on fait aussi à l’atelier, autour des feuilles noircies au Bic et des gâteaux aux pommes ?


Oui, mais est-ce que la bande dessinée, c’est pour les gens intelligents ?
C’est Anatole qui demande et explique : quand il était petit, chez lui, en Afrique noire, on n’avait pas le droit de lire des bandes dessinées. Si on voulait le faire, il fallait se cacher sous le drap, sous l’oreiller, se dérober au regard des parents, le nez collé aux bulles, être un peu clandestin quoi. Lire une BD, c’était pas de la vraie lecture, trop d’images, trop facile, et seuls les mauvais élèves en tournaient les pages en secret…
De Tintin et d’Astérix, de vieilles BD anglaises et de comics, on discute avec Barbara, David, Saïd. On se souvient du sparadrap du capitaine Haddock et ici, c’est Gilbert en jogging rouge avec son chewing-gum malin qui nous rejoue drôlement la scène.
– Tu t’en sors, Gilbert ?


On se souvient et on se dit que la BD a bien sa langue propre, ses tournures, ses mystères et ses correspondances et finalement, c’est plutôt exaltant d’être un mauvais élève et de ne pas parler tout à fait le même langage que les autres, n’est-ce pas Gilles et Thomas ?

Surtout quand ce langage permet, en réalité, de parler librement et simplement à chacun.

– Alors merci, vous m’avez donné envie de connaître un peu mieux la bande dessinée !
C’est Anatole qui conclut la fin de cette invitation.
Car maintenant, Anatole, je crois que ça lui dirait bien, une petite virée dans Paris en très bonne compagnie et sans se cacher sous l’oreiller…

Il y a de la nature, de la vie et de l’histoire partout.




Les phrases en italiques sont extraites de Nord, Nord-Est (Actes Sud BD, 2009).

11 mai 2012
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