Histoires naturelles de l’oubli, de Claire Fercak (éditions Verticales, janvier 2015)

De Claire Fercak a paru, en janvier 2015, aux éditions Verticales, Histoires naturelles de l’oubli, remarquable et étrange roman, directement issu de sa résidence à la BULAC deux ans auparavant, dont remue publia de nombreuses traces. Histoires naturelles de l’oubli est régi par l’entrelacement de de deux voix, personnages, trajectoires, liés par ce qu’il conviendrait mieux de nommer un « trou » qu’un « point » commun, une absence partagée : les deux sont amnésiques partiels.

Suzanne, bibliothécaire, et Odradek, soigneur à la Ménagerie d’un Jardin des plantes, se croisent quotidiennement en ce lieu, la bibliothèque publique ; endroit où Suzanne travaille, où Odradek (qui est aussi le nom du principal personnage d’une nouvelle inachevée de Franz Kafka, qui marqua Walter Benjamin, lequel est cité en exergue) vient lui se documenter sur cet appel qu’il ressent depuis son "réveil", le désir d’une transformation, d’un retour vers une animalité originaire : il serait un renard corsac, dont la documentation qu’il recueille lui apprend les particularités, notamment qu’ils sont les plus sociables des renards.

Suzanne, Odradrek : les deux ont chacun des raisons effectives de refuser et refouler ce présent découlant d’un passé traumatique. Les deux ont chacun leur façon de refus. Et ces refus vont se croiser pour produire de nouveaux mouvements divergents, inédits – la fin est ouverte, et la chimie de cette rencontre est productrice d’un élan, d’un aller-vers, dont on ne dira rien pour ne pas le réduire.

Le récit procède de la juxtaposition de deux monologues de ces deux désorientés, en butte à une réalité extérieure qui les englobe de force, via leur existence sociale, sans qu’ils le souhaitent ni le supportent : Odradek veut, littéralement, passer de l’autre côté (de l’enclos des renards), tandis que les multiples règles, usages et ordonnancements de la bibliothèque (dont c’est une des fonctions, que de classer, répertorier, inventorier, les choses et les êtres en catégories distinctes), étouffent, réduisent encore une Suzanne déjà amoindrie par la souffrance. L’alternance est contrastée, ces deux voix sont, on l’a dit, fort distinctes (liées par un souffle, celui que produit la construction en phrases courtes, étonnamment variables, hors toute sécheresse ou rigidité, de Claire Fercak) ; mais il advient, depuis cette alternance de claudiquements, une forme d’harmonisation aussi bien rythmique, sonore (on ne s’étonnera pas de voirle texte mis en scène, à Théâtre ouvert), que symbolique et narrative.

La bibliothèque est présente, en tant que décor mais pas seulement, dans ce livre, et nous avons eu envie d’en savoir plus, à ce sujet : Quel rôle eut cette résidence à la BULAC dans l’élaboration de ce texte : c’est ce que nous avons demandé à Claire Fercak. Voici sa réponse – avec, en prime, un extrait du livre.

"Dans mon projet de roman soumis au centre du livre de la région Île-de-France, la bibliothèque était présente, le personnage de Suzanne aussi, mais ce n’était qu’un projet, tout restait à faire. J’avais une idée assez précise de la place que devaient tenir le jardin animalier et la bibliothèque dans Histoires naturelles de l’oubli, mais je n’avais pas encore passé de temps dans ces lieux, j’ignorais qu’ils prendraient autant de sens, d’importance dans le déploiement de l’histoire.


La BULAC, même si elle n’est pas nommée (la ville dans laquelle se déroule le roman n’est pas nommée non plus), est la bibliothèque que je décris dans le roman, je me suis inspirée de son décor, son architecture, ses rayonnages, ses collections, son ambiance. Quand je l’ai visitée, la première fois, elle était encore en travaux, ma résidence a commencé quelques mois après, à l’ouverture. Un bureau m’avait été attribué, j’y suis peu allée, je préférais passer mon temps dans les différentes salles de lecture, à observer les lecteurs et les personnels de la BULAC, parfois j’observais de l’extérieur (par les grandes baies vitrées). Les bibliothécaires m’ont parlé de leur travail, j’ai pris l’ambiance du lieu, recueilli des anecdotes. Les anecdotes rapportées par Suzanne dans le livre sont presque toutes vraies. Dans la première version du roman, elles étaient plus nombreuses, elles étouffaient presque les prises de parole de Suzanne. Il a fallu que je fasse des choix, que je prenne du recul par rapport à ma résidence, je ne pouvais pas consigner, rapporter tout ce que j’avais vu, entendu, pris en notes. Il était très important pour moi de rendre compte le plus fidèlement possible, de façon réaliste, des métiers d’Odradek et de Suzanne. J’ai passé du temps à faire des recherches sur leurs professions respectives, mais ensuite, il fallait que les informations récoltées s’insèrent naturellement dans leurs récits à la première personne, et laissent l’imaginaire et l’intrigue construire le roman." (Claire Fercak)


(Un extrait d’Histoires naturelles de l’oubli)


(Odradek)

Le but n’est pas que les animaux trouvent la nourriture mais qu’ils la cherchent. Pendant que les ratons laveurs dorment, je prends des notes. Je réapprends mon métier. J’observe les renards. Sur la pancarte accrochée à leur enclos, je lis : Vulpes corsac – renard corsac – corsac fox.


Je ne travaille pas ici par hasard. Je le sens. Ce matin, je rangeais les fiches alimentaires dans le bureau du chef soigneur. C’était ma mission du jour. Je l’ai accomplie en un temps record. Je connaissais l’ordre, les menus, les surnoms et noms scientifiques des animaux.


Le docteur Le Fol m’interroge sur l’origine de mon prénom, Odradek. Rien ne me vient. Je tente ; puis-je inventer ? Il sourit gentiment et fait non d’un ferme hochement de tête. Selon lui, la faculté psychique d’oubli est plus pou moins développée chez les gens. Je suis dans le plus.


Je suis perdu. J’ …˜étudie le plan du zoo depuis des semaines mais je suis toujours perdu. Je serre le plan tout contre moi, je ferme les yeux et récite : Surface : plus de 5 hectares ; Animaux : plus de 2000 ; Végétation : plus de 400 arbres.


Avant on se fichait des animaux.


Le soigneur animalier est bricoleur. Il a une bonne condition physique. Il doit essayer de ne pas être trop sensible à la souffrance des bêtes. Les soigneurs et les vétérinaires sont complémentaires. Nous sommes le lien direct entre le vétérinaire et les animaux. Dès que l’on repère un animal malade, on le signale au vétérinaire qui fait le diagnostic et décide de la suite à donner. Je ne repère plus rien.


Pelles. Laboratoires. Tiges. Tables d’opération. Bottes de foin. Flèches anesthésiantes. Trappes intermédiaires. Fusils. Buches. Médicaments. Brouettes.


Hier, devant le domaine des renards, je me suis évanoui. Ça m’arrive de temps en temps. Je vois des papillons et je vacille. Montagnes sacrées, gazelles saïgas, arbustes chétifs. Je m’évanouis. Je vois encore. Mélèzes, bouleaux, edelweiss.


Oui, on peut dire que ce sont des bribes de souvenirs si vous voulez. De petits événements.


Docteur, je peux vous poser une question, c’est votre vrai nom, Le fol ? C’est pas, comment dire, vous voyez, c’est pas très rassurant. »



Histoires naturelles de l’oubli, Paru le 7 Janv. 2015, ISBN 978-2-07-014767-0, 192 pages.

24 février 2015
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