Le Bonhomme Pons, introduction
Puissance et vérité de Balzac
D’abord, permettez-moi d’adresser mes remerciements à Yves Gagneux, directeur du Musée, à Véronique Prest, qui s’occupe ici de la programmation, pour l’accueil chaleureux qu’ils m’ont réservé, au printemps. Merci également à Anne-Marie Baron, présidente de la société des amis de Balzac, partie prenante du jeu ici ouvert, et à Patrick Kéchichian qui me fait l’amitié d’accompagner mon arrivée dans cette maison illustre. Et sans oublier les responsables du service Livres de la région grâce auxquels nous pouvons nous retrouver aujourd’hui autour du Cousin Pons, merci à vous tous d’être venus pour cette première rencontre, si je puis dire essuyer les plâtres d’une résidence qui commence ici.
Elle commence ici, cette année chez Monsieur de Balzac, et je m’en réjouis. Destinée à nourrir l’écriture du Bonhomme Pons, une sorte de recréation très contemporaine du Cousin Pons qui sera publiée via internet sur le rythme hebdomadaire du feuilleton, cette résidence sera essentiellement constituée d’ateliers, non pas d’écriture, mais de lecture créative, je m’expliquerai sur le choix de ces termes quand il s’agit en somme de créer ici la possibilité de lire ensemble, d’ouvrir un chantier de lecture collective dans la perspective d’une création. La résidence sera ponctuée de grandes rencontres mensuelles, qui permettront de partager avec vous la progression du travail en cours et permettront par exemple, en février, d’écouter et d’interroger José-Luis Diaz, qui dirige un séminaire national de recherche sur Balzac et viendra nous parler spécifiquement du Cousin Pons, en mars, d’interroger avec d’autres spécialistes la notion de collection quand, nous dit Balzac lui-même, la collection de Pons est « l’héroïne de cette histoire », ou encore, plus tard dans l’année, d’entendre des écrivains contemporains, François Bon en avril, évoquer leur Balzac, sans savoir si je dois écrire leur au singulier ou au pluriel, en l’occurrence.
Aujourd’hui, la première de ces rencontres ayant pour objet de présenter les enjeux et les raisons d’être de la résidence, je vais procéder en quatre temps rapides, ou quatre questions. Pourquoi un « remake », et je mets le terme entre guillemets, d’une part parce qu’il s’agit de préciser l’usage que j’en fais, et d’autre part pour savoir le peu de goût que l’on a des anglicismes en ce lieu. Pourquoi Balzac, au-delà de la chance et de l’asile que constitue cette maison dans la jungle parisienne ? Pourquoi Le Cousin Pons, le roman tragiquement comique ou comiquement tragique des deux casse-noisettes ? Enfin, arpentant un terrain plus concret, j’entrerai dans le détail du projet en donnant des exemples précis des interrogations qui nous attendent, et de la façon dont les ateliers hebdomadaires fonctionneront.
Pourquoi un remake ?
C’est bon pour le cinéma, cela ne se fait pas, en littérature, et peut même amener sur certains visages une ombre d’opprobre, je n’aime pas ces choses-là. Ce qui s’est autrefois beaucoup fait sans y songer, pourtant, que l’on pense à La Fontaine, au théâtre classique, à toute la Renaissance. Ce qui se fait évidemment en musique, et d’une manière particulièrement vivante dans le jazz, on appelle cela la reprise, ce qui n’a jamais cessé de se faire en peinture, et je songe sans chercher plus loin à Picasso reprenant sans fin Les femmes d’Alger, de Delacroix, comme pour tenter d’en percer le mystère, ou encore au même Picasso peignant Massacre en Corée en reprenant à sa manière radicalement neuve L’Exécution de Maximilien de Manet qui lui-même s’inspirait du Tres de Mayo de Goya. C’est à chaque fois bien plus qu’une citation, c’est une nouvelle version - dont l’exemple m’intéresse d’autant plus ici que, tout en s’inscrivant ainsi dans l’histoire de l’art, le surgissement de Massacre en Corée de Picasso, alors membre du PCF et militant pour la paix, est un geste de franche et pure actualité, au début de la guerre de Corée : une intrusion de l’histoire de l’art au cœur de notre actualité.
Cela ne se fait pas, en littérature contemporaine, en tout cas pas ouvertement. Il y a cependant deux antécédents au moins que je ne peux pas ne pas citer. Tout d’abord le Dorian qu’a publié l’écrivain britannique Will Self voici une bonne dizaine d’années, qu’on peut lire en traduction aux éditions de l’Olivier, remake ou reprise ou variation à partir du Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde - une expérience que pour tout dire, malgré ma grande considération pour l’œuvre de Will Self, j’avais trouvée décevante, à la lecture, mais qui n’en était pas moins passionnante, en tant que tentative. Will Self avait fait le choix d’une écriture totalement déjantée comme l’on dit dans la presse branchée, et l’a fait, je crois, à l’excès, quand bien même les thématiques de Wilde y invitaient. Dans un genre très différent, je songe encore au livre très réussi pour le coup qu’avait publié en 1996 Frédéric Berthet, un remarquable écrivain mort beaucoup trop jeune, sous le titre Le retour de Bouvard & Pécuchet, qui, flirtant avec le pastiche par admiration, s’appuyait résolument sur le style flaubertien pour dire le contemporain, et c’était nos deux amis rêvant de devenir traders à la bourse, se présentant aux élections locales en Normandie, voguant d’échec en échec jusqu’à rêver de devenir écrivain, je ne résiste pas au plaisir de vous citer quelques lignes : « Ils débattirent de la question, il y avait du pour et du contre. D’abord la littérature était le plus facile, n’exigeait pas de connaissances particulières, aucun entraînement astreignant, au contraire du tennis ou du clavecin qui demandaient une vie d’efforts pour se retrouver à Wimbledon, ou jouer salle Gaveau. Tout le monde écrivait des romans aujourd’hui, quelques heures le dimanche suffisaient, seule l’authenticité comptait, puis on pouvait se faire aider. »
Si je me suis attardé sur la peinture et les rares exemples littéraires récents qui me viennent plutôt que sur le cinéma et ses enjeux commerciaux très différents, c’est qu’il ne s’agit évidemment pas de mettre une œuvre du passé au goût du jour, de chercher à tirer bénéfice d’une intrigue et de caractères qui ont fait leur preuve en espérant renouveler son premier succès public. Il ne s’agit pas plus de la rendre plus lisible ou accessible à un public réputé trop éloigné des œuvres, à la façon dont on procède lorsqu’on traduit Montaigne en français moderne. C’est tout à fait d’autre chose, dont il s’agit : plus encore que de tenter d’actualiser le geste de Balzac dans la société contemporaine, il s’agit de confronter cette société contemporaine à un mode de narration susceptible d’en révéler une vérité persistante, aujourd’hui comme hier. Vous me direz, cela se fait dès lors qu’on lit un roman de Balzac ; le lecteur inconsciemment transpose dans sa propre expérience les vérités humaines qu’il perçoit à travers le récit, et n’a besoin de personne pour reconnaître dans l’arriviste d’aujourd’hui l’archétype qu’en a donné Balzac près de deux siècles plus tôt. Mais il me semble passionnant d’aller plus loin, à double titre : pour tenter de comprendre, dans le tâtonnement de la re-création, comment fonctionne la puissance de révélation balzacienne, pour tenter de démêler les rapports de force à l’œuvre dans notre société contemporaine, que les choix esthétiques de notre époque ne nous incitent pas nécessairement à aborder de façon aussi frontale que le faisait Balzac. Il faudra pour y parvenir que le travail de re-création réussisse, dans la langue, les images, les anecdotes, à décoller du modèle pour prendre son envol propre, et à n’en garder que les lignes et les rapports de force, l’énergie, les archétypes, la puissance de révélation de la mécanique sociale. Cela me semble donc avoir un double enjeu, ou un double intérêt - pour éclairer le temps présent, d’une part, pour essayer d’autre part de comprendre au mieux que l’on peut, au plus près de la narration, cette formidable machine à raconter le monde qu’est Le Cousin Pons.
J’en suis déjà à ma deuxième question.
Pourquoi Balzac ?
La modernité de Balzac est une donnée étrange. Tout à la fois elle est indéniable, elle n’a jamais été remise en cause, et pourtant j’appartiens à une génération élevée au Nouveau Roman, ce que je ne regrette pas du tout, née en littérature à l’époque de l’ère du soupçon telle que l’a décrétée Nathalie Sarraute, ce qui fut une chance, mais force est de le constater : cette époque privilégiait la dimension flaubertienne du XIXe siècle au « réalisme » qu’incarnerait Balzac régnant sur sa création comme Goriot sur le destin de ses filles ou Dieu sur le monde, figure absolue de l’auteur mis en crise dans les années 60 et 70 du siècle dernier. Tout au long des dernières décennies du XXe siècle, et sans que cela n’enlève rien à l’œuvre de Balzac dans l’esprit de personne, l’expression stéréotypée « roman balzacien » suffisait à définir tout ce qu’il convenait de ne pas faire si l’on voulait avoir la moindre chance d’atteindre, non pas à la production d’un roman, mais à « la littérature ».
Je n’échappe pas à mon époque, et malgré mon amour persistant pour l’œuvre de Balzac au souvenir adolescent des Illusions perdues et de Splendeurs et misères des courtisanes aussi bien que du diptyque des Parents pauvres, La Cousine Bette et Le Cousin Pons, je n’ai pas plus échappé à ce stéréotype que quiconque ; j’ai d’ailleurs dû l’employer ne serait-ce qu’une fois du temps où j’étais critique littéraire, l’aurais-je oublié, puisque Michel Houellebecq, pas d’accord, disait vouloir en discuter avec moi dans l’un de ses essais, peu avant le succès de ses Particules élémentaires.
Il se trouve qu’à rebours de ce stéréotype, et au hasard de mes interrogations de romancier, c’est avec un œil et un intérêt étrangement neufs que j’ai beaucoup relu Balzac, depuis quelques années, relu et aussi bien lu, d’ailleurs, parce que je n’ai pas du tout la prétention d’être un spécialiste ; je suis d’ailleurs loin encore d’avoir épuisé la totalité de son œuvre, si j’espère y parvenir d’ici la fin de cette résidence.
Mes derniers livres portent les traces de cette redécouverte balzacienne : mon Petit éloge de la paternité passe par une lecture croisée du Père Goriot et des Misérables de Victor Hugo, afin d’analyser ce qui se dévoile de la figure du père tout-puissant lorsque le second répond au premier, répond si précisément d’ailleurs que l’on pourrait lire la grande scène de la mort de Jean Valjean comme une sorte de remake contestataire de la mort de Goriot. Quant à mon dernier roman, L’invraisemblable histoire de Georges Pessant, qui travaille dès son titre la question si balzacienne du vraisemblable et de la vérité romanesque, il aboutit comme le fleuve à son embouchure à une citation de Balzac, placée au milieu de son dernier paragraphe, celui-ci renvoyant de fait aux toutes premières pages du Père Goriot, je cite : « Ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true !, il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être ».
On écrit avec toute sa bibliothèque, mais les bibliothèques sont mobiles comme des visages ou des paysages sous le vent. Cette importance étonnante qu’a retrouvée l’œuvre de Balzac depuis deux ans dans mon geste de lecteur, toujours tendu par la perspective de l’écriture, je crois ne pas être le seul à la partager parmi les écrivains actuels. Pour ma part, la raison de ce retour à Balzac concerne avant tout la question de la vérité et de son traitement romanesque, ou plus exactement la question du « rapport à la vérité » dans le geste d’écrire, cette vérité de nos vies désormais insaisissable de n’être plus « révélée ». Les polémiques qui ont récemment traversé le champ littéraire (je songe en particulier à « l’affaire » Haenel déclenchant le courroux de Claude Lanzmann), en deçà du caractère grotesque qu’elles ont pu prendre dans l’espace médiatique, l’ont montré : elles ont pris autant d’ampleur précisément parce qu’elles touchaient à ce point réellement sensible du rapport à la vérité ; non pas la vérité des faits vécus, mais l’insaisissable vérité que le roman, la littérature plus généralement, permet, à défaut de l’exprimer, d’atteindre par la quête d’une forme de « justesse » dans le geste de dévoilement lui-même - j’utilise ici le terme de juste au sens musical du terme ; à défaut de savoir la fixer, la littérature met en musique la vérité de notre expérience d’être au monde, c’est à l’entendre que nous la reconnaissons avec l’intelligence du cœur, dirait Balzac. Cette question du rapport à la vérité est d’autant plus cruciale que le roman contemporain, et mon geste personnel n’y échappe pas, me semble très entravé par la question de la vraisemblance, sauf à faire le choix du fantastique ou de l’anticipation ; dans un monde privilégiant toujours davantage le spectacle et même le spectaculaire marchand, la scène actuelle a une fâcheuse tendance à préférer le vraisemblable au véridique. C’est toute la question, déjà évoquée, que voulait soulever mon Invraisemblable histoire de Georges Pessant : ce qui est vraisemblable est tout aussi souvent faux que ce qui est invraisemblable peut se révéler, sinon « vrai », en tout cas « juste » - je ponctue d’une citation extraite d’Eugènie Grandet : « Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littéralement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu’on omet presque toujours de répandre sur nos déterminations spontanées une sorte de lumière psychologique, en n’expliquant pas les raisons mystérieusement conçues qui les ont nécessitées ? »
Je me suis donc trouvé à relire au fil des deux dernières années une belle partie de la Comédie humaine, marchant sur les brisées de la découverte enflammée que j’en avais faite aux alentours de ma quatorzième année. Je me suis mis, surtout, à flirter avec cette idée d’abord vaporeuse de m’atteler ouvertement à une actualisation de l’art de Balzac en tentant ce que j’appelle donc un remake - un remake qui respecterait le développement de l’intrigue et les données fondamentales des personnages mais en les transposant ou plus exactement peut-être en les transplantant ici et maintenant, bouture balzacienne dans l’univers actuel, dans une langue et une expression résolument contemporaines.
Pourquoi Le Cousin Pons ?
J’en arrive au Cousin Pons. Pourquoi, sur cet immense continent qu’est la Comédie humaine, s’arrêter au Cousin Pons ? Outre le fait que Sylvain Pons est l’un des rares personnages de la Comédie humaine à n’apparaître que dans le roman dont il est le personnage principal, privilège qu’il partage d’ailleurs avec le Père Goriot, il déploie une scène où se mêlent la plus grande bonté et le plus grand cynisme, la bonté révélant le cynisme comme nulle part ailleurs, quand le cynisme alentour révèle la bonté sans limite et l’abnégation sans faille de l’immense ami de Pons, Schmucke. Ce qui est sûr, c’est que, relisant d’abord comme à l’adolescence Pons l’inoubliable, dont j’avais oublié la majeure partie mais certainement pas cette dimension inoubliable, le ravissement où il m’avait mené à 14 ans, Le Cousin Pons a aussitôt retrouvé sa place singulière, je pourrais dire, précisant évidemment qu’on est là dans la pure subjectivité, une place de livre préféré sur ce vaste continent balzacien.
Et, relisant, c’est de mille autre manières que Le Cousin Pons me paraît être celui qui se prête le mieux à l’expérience que je propose. L’une de ces raisons est cela dit très prosaïque : on n’y trouve pas de situations qu’il serait vraiment difficile sinon impossible d’actualiser, des situations qui seraient indispensables à l’intrigue mais qui heurteraient par trop notre sentiment de la vraisemblance ; difficile d’imaginer aujourd’hui qu’après avoir été arrêté, un Vautrin contemporain obtienne du juge d’instruction la permission de s’absenter quelques heures du tribunal contre sa parole d’honneur d’y revenir aussitôt ses affaires réglées...
Le Cousin Pons est un roman de l’intelligence du cœur, et l’on peut entendre la formule intelligence du cœur dans tous les sens possibles ; dès la première page Sylvain Pons apparaît comme un ravi, un vieux monsieur qui aurait préservé dans la jungle parisienne la capacité enfantine d’atteindre à cet état de ravi de la crèche malgré les vicissitudes de la ville, non pas en toute innocence, Pons n’est pas du tout innocent, mais avec la légèreté d’une joie d’artiste, cette nuée qui l’accompagne. C’est plus encore à travers l’ami de Pons, Schmucke, que Balzac déploie une sorte d’absolu de la bonté, une bonté sans réserve, sans limites, sans ombre, celle qui va révéler, à défaut de pouvoir le déjouer, le plus grand cynisme social. Dans le même mouvement, et je crois bien que l’un ne va pas sans l’autre, que l’un n’est pas possible sans l’autre, Le Cousin Pons maintient de sa première à ses dernières pages le mariage stupéfiant du sublime et du grotesque, de l’idée la plus haute de l’amour et du grotesque dans lequel elle précipite les individus qui s’y livrent. La roue du grotesque et du sublime, le fait qu’il n’y a plus sous un ciel vide d’accès au sublime qu’au risque du grotesque, je retrouve là un des leitmotiv de ma réflexion critique. Cette roue tourne ici à pleine vitesse, et le texte, d’ailleurs, ne recule pas plus devant l’humour exacerbé que devant le pathos le plus grandiose, je songe à Pons sur son lit de mort, aux larmes de Schmucke qui ne peut que déclencher celles du lecteur, avant que ce dernier n’envoie paître le pathos au surgissement hilarant des courtiers de la funéraille.
Il y a bien plus encore, dans Le Cousin Pons, qui a porté durant son élaboration plusieurs titres, dont celui de Bonhomme Pons qui me semble une forme d’invitation au remake. Il y a plus : on peut dire que la société tout entière y tourne autour de l’art et de qualités de l’âme particulières aux artistes, non pas que ces qualités soient propres à certains individus, mais parce que l’art permet de les entretenir malgré la vie dévorante, tant ce sont des qualités d’émerveillement, de ravissement, d’enfance. L’art des musiciens, puisque Pons et Schmucke sont tous deux musiciens, le manuscrit a d’ailleurs porté un temps le titre « les deux musiciens », ces musiciens que l’on reçoit lorsqu’ils ont le succès d’enluminer nos vies, que l’on renvoie à leur misère lorsque la gloire les oublie, mais aussi l’art que seuls les passionnés, les amateurs, ceux qui aiment, savent collectionner à bon escient, puisqu’à la vérité cynique du monde, l’art n’intéresse personne jusqu’au jour où chacun mesure sa valeur monétaire. De l’enfance de l’art au trésor : dès lors que se répand le bruit de la valeur considérable de sa collection, le cousin Pons, électron libre précipité dans la jungle parisienne des années 1840, est pris entre la société dominante, celle dont il a déchu, celle des riches, qui ne reculeront devant rien pour récupérer son trésor accumulé par passion de la beauté et par manie du bric-à-brac, et la société montante en ces années pré-révolutionnaires, celle du quartier où modestement il loge, le Marais, enclos dans les dimensions d’un village. Société montante en perpétuel mouvement, puisque Rémonencq l’ancien ferrailleur devient marchand de curiosité, tandis que le fils d’un cordonnier peut être promu juge de paix pour prix de ses odieux services, c’est Fraisier, côtoyant le médecin qui est lui-même fils d’un culottier, société montante et impitoyable ; ce monde arriviste ne lésinera pas non plus sur les moyens d’arracher son trésor au pauvre Pons. A travers la collection, « héroïne » de l’histoire, c’est l’art et le rapport à l’art qui deviennent l’enjeu central du roman à un moment historique très précis, celui où la bourgeoisie prend la main du jeu culturel, on peut même dire, en l’occurrence, qu’elle fait main basse sur l’art et la culture.
Pour reprendre la formule dont j’ai beaucoup joué dans mon dernier essai, Dans les rouleaux du temps, à propos en l’occurrence de Mallarmé et Villiers de l’Isle-Adam que j’appelais les enfants du divorce, nous sommes ici dans le temps qui précède et annonce le divorce entre la beauté et le goût du public. Après Baudelaire et Georges Bataille, on peut en effet dater précisément ce divorce de l’exposition de l’Olympia de Manet, en 1863, quinze ans après notre histoire, quand la tonalité dominante dans la presse fut le ricanement face à, je cite, ce « gorille femelle » que serait l’Olympia. Disons que Le Cousin Pons se joue durant le temps des cris, des horreurs et des scènes de ménage de cette histoire dont nous ne sommes assurément pas encore sortis.
C’est aussi en cela que Le Cousin Pons mêle d’une manière particulière le temps historique et celui de son personnage. Il se prête d’autant plus au jeu de l’actualité qu’il est un roman d’actualité. A ma connaissance, c’est le roman balzacien dont l’intrigue se joue au plus près du contemporain, non seulement de l’écriture, mais de la publication : paru en 1847, écrit en 1846, il commence fin 1844, à sa toute première page. Autant dire que l’intrigue s’est tout entière déroulée au long de l’année qui précède l’écriture ; on pourrait dire, vu d’ici, en 2010 et 2011. Si le temps social, le temps historique et le temps du personnage se mêlent aussi bien dans le roman, c’est encore que le cousin Pons a, nous dit la même première page, une soixantaine d’années, c’est-à-dire qu’il est né en 1784, et c’est bien pourquoi toute la période de l’Empire est son âge d’or, un âge d’or qui a façonné l’époque qu’il arpente, mais que les jeunes gens ont spontanément tendance à considérer comme un temps préhistorique. Soixante ans, cela relève déjà d’un temps long de l’histoire ; là encore, le roman se prête et d’évidence au jeu de la transposition, tant les soixante dernières années aussi ont été le lieu de bouleversements vertigineux dans la société française : si notre Bonhomme Pons est né en 1950, il était enfant pendant la guerre d’Algérie, ses premiers souvenirs politiques datent du retour de de Gaulle, il avait dix-huit ans en 1968, ce qui d’un point de vue romanesque tombe on ne peut mieux - c’est évidemment dans la société et la génération montante de l’après 68 que Pons a autrefois été bien reçu, à une époque où sa laideur pouvait même être, nous dit Balzac, considérée comme une originalité, à l’époque où ses succès lui ouvraient toutes les portes grandes ouvertes de la classe dominante en plein bouleversement et qui n’allait pas tarder à les refermer prudemment, ces portes. A se projeter aujourd’hui, on retrouve cette capacité à évoquer une époque de chambardements dont le contemporain n’a pas nécessairement conscience, pas plus que nous avons conscience de voir grandir un enfant, sinon le jour où il revient de deux semaines de vacances durant lesquelles il nous semble avoir vertigineusement grandi. Dans Le Cousin Pons, on assiste à la montée en puissance d’une petite-bourgeoisie à laquelle appartiennent nombre de personnages du roman, période qui va culminer avec la Révolution de 1848, ce qui, si l’on ajoute la superstition à notre principe et si l’on admet la justesse de nos prédictions calendaires, pourrait inciter à penser qu’une révolution est à prévoir en 2014...
On voit déjà, ici, à quel point ce projet, pour qu’il réussisse, doit décoller du texte de Balzac qui lui sert de fondation. Il faut que de Balzac ne demeurent, en somme, que l’archétype, la mécanique narrative des rapports de force, quelques éclats de style évidemment quand ils sont tellement grandioses que s’en passer serait un calvaire. Mais il ne s’agit assurément pas de se contenter d’actualiser.
D’ailleurs, s’il s’agit de lire minutieusement, c’est-à-dire en retenant du mieux que l’on peut tous les points saillants, en essayant de dégager les lois narratives, l’écriture, elle, dans un deuxième temps, ne se fera pas le livre à la main ; le roman est à réinventer en mêlant ces souvenirs saillants à l’écriture ici et maintenant, dans l’espace contemporain.
A titre d’exemple, les premières pages du Cousin Pons sont tout à fait extraordinaires parce que Balzac, pour mettre l’accent sur l’originalité de Pons, son inscription dans un temps dépassé, sa capacité à s’ouvrir à une joie artiste de l’instant vécu, sa laideur aussi, ne nous le donne pas à voir immédiatement, ne nous le montre pas : ce qu’il nous donne à voir c’est ce que voient les passants, vous ou moi, leur regard et leur étonnement au passage de Pons ; il fait de tout un chacun les spectateurs dans une rue immédiatement devenue une scène de théâtre. Balzac file cette métaphore du théâtre tout au long des vingt premières pages - même après que Pons a échappé au regard des spectateurs. Mais à dire vrai, l’expression qui nous vient, aujourd’hui, serait plutôt, quel cinéma, quel très grand cinéma ! En « voyant » à travers les yeux d’autrui cet homme d’un autre âge descendre les Grands Boulevards, ce sont plutôt des souvenirs cinématographiques que le passant promu spectateur véhiculerait, le cinéma de la Nouvelle Vague ou un peu plus tard, les films des années 70 d’Eric Rohmer, par exemple.
Si vous vous souvenez, au-delà de l’expression de la satisfaction personnelle, de sa démarche euphorique proche du ravissement, c’est l’habillement du cousin Pons qui réjouit son public - « un homme en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures ». Alors, je prends cet exemple. Je rêve d’une actualisation. Je me demande quel genre de vêtements, aujourd’hui, pourrait provoquer cet effet, comme si de Gaulle eût daigné ressuscité pour deux heures. Mais la mode est aujourd’hui si versatile, elle aime tant le revival, pardon pour l’anglicisme, les choses se compliquent, sauf à choisir la caricature. Rien n’interdit cependant de proposer que le Bonhomme Pons ne soit plus piéton, mais véhiculé. Il travers Paris en solex, par exemple, dans un imper digne des films d’Antoine Doinel. Ou bien il a une voiture qui symbolise toute une époque - j’ai pensé à une Ami 6 repeinte à la mode des années 70, mais c’est une voiture de pauvre, or Pons a acheté une jolie voiture de musicien à succès dans les années 70, une 404 coupée ou une Coccinelle décapotable peut-être, bref, la voiture d’un jeune homme dans le vent en 1975, qu’il continue de bichonner pour la maintenir en état, par attachement et faute d’argent pour en changer, avec autant de soin que son illustre prédécesseur en avait pour son spencer et son chapeau.
D’ailleurs, que Pons soit motorisé, en tant qu’amateur de bric-à-brac et autres vide-greniers, cela sera nécessaire pour qu’il ait pu sillonner les brocantes ; la géographie parisienne, la géographie des Parisiens n’est plus la même aujourd’hui qu’en 1848.
il est vrai, cela dit, que j’ai un tropisme automobile, en tant que romancier. Le titre de travail de mon dernier roman était « l’assassin à la Simca 1000 », dans le précédent une Dauphine améliorée Gordini tenait un rôle important, dans le prochain, c’est une DS, la déesse des Mythologies de Roland Barthes...
Autre exemple, autre problématique. Musicien, le cousin Pons « finissait chef d’orchestre à un théâtre des boulevards », nous dit Balzac - on voit déjà que l’importance du théâtre n’était pas seulement métaphorique, aux premières pages. Mais une chose est sûre, un théâtre n’a plus d’orchestre permanent, hélas. Pons ne peut pas travailler dans une formation institutionnelle, il faut que nous restions à la marge de la profession, là où l’on croise des musiciens qui peuvent être très bons, mais qui ont raté leur carrière, qu’ils soient malchanceux ou qu’ils manquent d’un petit rien qui fait la différence entre professionnels. Alors, les hypothèses sont multiples, qui dépendent et conditionnent d’autres données - et d’abord celle du genre de musique dont il relève, classique, jazz, variété ? A titre d’exemple, on peut aussi bien imaginer qu’il gagne sa vie dans une salle de spectacle façon Crazy Horse, que le supposer salarié au titre de conseiller et directeur de la musique dans une société de production, en écho à la métaphore cinématographique qui domine les premières pages, une société de production dont le patron ambitieux issu de la génération 68 comme tant d’autres, aura été nommé là par relation sinon prébende comme l’a été Gaudissart dans Le Cousin Pons, récompensé pour son soutien par le ministre Popinot, qui lui a obtenu le privilège d’un théâtre. Bref, on pourrait là retrouver un terreau contemporain mêlant comédiens et affairistes, jeunes actrices et politiques, tous concourant aussi bien à de médiocres succès de télé-réalité ou autre feuilleton familial...
La géographie du roman dépendra aussi de cette question, le quartier des Grands Boulevards n’étant plus ce qu’il était, ni le Marais, un véritable village clos sur lui-même, dans Le Cousin Pons - et, au passage, puisque nous sommes au Marais, une grande question sera celle du traitement de la relation entre les deux amis qui se sont trouvés l’un l’autre, à propos de laquelle Balzac emploie aussi le terme de mariage, bref la question de l’homosexualité, latente dans Le Cousin Pons, dont il faudra débattre avant d’en faire quelque chose, de ces deux hommes qui s’aiment, et vivent ensemble, qui n’ont pas nécessairement de sexualité pour autant, mais se sont nécessairement interrogés eux-mêmes sur leur situation, aujourd’hui. De la même manière exactement qu’à décoller de l’original, on ne pourra que s’interroger sur la nationalité de l’ami du Bonhomme Pons, nécessairement étranger, certes, mais pas nécessairement allemand, pourquoi pas kabyle, ou pourquoi pas canadien francophone, ce qui aurait le double avantage de lier son histoire à celle des Québécois durant les années 60 et de résoudre de façon élégante et amusante la difficile question de l’accent prononcé de Schmuke, qui deviendrait dès lors un parler québécois. Pure hypothèse, pour l’heure, et pourquoi pas antillais, d’ailleurs ? Alors, ce musicien, comme tous les musiciens, était un Antillais, Antillais comme le grand Roland Brival et le grand Ti Celeste, Antillais comme Kassav, et suivrait ici une liste de célébrités antillaises conclues à la façon balzacienne par un lapidaire « et particulièrement tous les Antillais ».
Une question en entraîne une autre, un choix conditionne tous les autres qui à son tour impliqueront d’y revenir, le préciser, c’est bientôt l’avalanche... Je n’en pose ici à titre d’exemples que quelques questions majeures, quand il y en aura foule aussi qui jailliront du détail de la lecture - mais on voit déjà, j’espère, comme le chantier aussitôt ouvert invite au jeu, un jeu qui peut être passionnant d’être collectif au long de nos ateliers de lecture créative, créative justement parce que la lecture en commun sera tendue par un processus d’écriture, de création ou re-création. J’insiste sur ce point : il ne s’agira pas du tout d’atelier d’écriture ; le temps de ces ateliers sera entièrement dévolu à la lecture, l’écriture se fera par ailleurs, la mienne et bien sûr celle de qui voudrait s’y essayer lui aussi, libre à chacun et de le tenter ou non et de le partager ou non.
Si l’expérience prend, si elle fonctionne, les ateliers seront aussi le lieu d’un travail collectif de documentation, y compris et d’abord au sein de l’œuvre de Balzac : on sait bien que les personnages n’y sortent jamais de nulle part, qu’ils ont chacun toute une histoire dans l’un ou plusieurs autres volumes de la Comédie humaine, et il faudra y aller voir pour préciser leur fonction, leur rôle, leur caractère. De même, rien n’empêche d’imaginer qu’on invite au cours de ces ateliers un musicien de jazz pour nous préciser les qualités et les défauts musicaux du Bonhomme Pons, ou un spécialiste de l’estampe japonaise ou des masques africains si ce sont des estampes ou des masques que notre bonhomme collectionne.
Si les premiers ateliers seront en effet le lieu d’interrogations préalables comme celles que j’ai ébauchées ici, ils deviendront peu à peu le lieu d’une autre lecture collective, celle du Bonhomme Pons dont je proposerai le texte au fil de son avancé. Je précise que je ne pourrais pas le faire avec un texte de création, un roman en cours, il ne serait pas possible d’exposer les tâtonnements, les retours en arrière, les erreurs et les réussites du travail d’écriture sans risquer une stérilité immédiate. Mais le principe du remake, en donnant l’assurance du modèle, permet d’ouvrir ainsi le jeu.
Dans l’idéal, ces ateliers, qui bénéficieront de la participation d’élèves du conservatoire d’art dramatique du XVIe arrondissement - les élèves viendront lire le texte avant qu’on ne commence à l’étudier de près, ils nous le donneront à entendre dans son relief et son détail - compteraient entre six et douze participants, douze me semblant un maximum pour qu’on puisse continuer de s’entendre. Il faudra donc s’y inscrire, en espérant que plusieurs d’entre vous déjà puissent être tentés par l’expérience, parce qu’assurément c’en est une !
Mais si l’atelier est limité en nombre, il pourra par contre rebondir sur l’internet, grâce à la participation active de l’équipe du site littéraire « remue.net », associé aux résidences d’écriture de la Région Ile-de-France. Sur le site, où sera mis en ligne en début de semaine le texte de cette intervention afin d’expliquer aux internautes le principe de la résidence, sera ensuite publié chaque semaine, comme un feuilleton balzacien, le résultat des ateliers. Les premières semaines, on y trouvera le compte rendu des séances, des questions surgies, des réponses proposées. Peu à peu s’y donnera à lire dans sa progression le travail en cours destiné à devenir Le Bonhomme Pons. Ces publications seront ouvertes aux commentaires de ceux qui, faute de pouvoir matériellement participer aux ateliers, seraient désireux cependant d’accompagner leur déroulement.
Voilà, je crois, l’essentiel. Je vous remercie, et vous le redis : tout le monde est bienvenu à la table de ce jeu littéraire d’un nouveau genre !