Le projet de résidence : en clair et en détail
Le projet de résidence
Pour qui ? Pourquoi ?
On les appelle les « mineurs isolés étrangers ». Ils ont entre 12 et 17 ans. Ils viennent du Bengladesh, d’Afghanistan, d’Inde, du Pakistan, des pays du Maghreb, de l’Egypte, du Mali, de la RDC, etc. Seuls, ils ont quitté leur pays pour un ensemble de raisons, toujours dans l’espoir d’une « vie meilleure ». Seuls, ils sont arrivés en France. Ici, sous la juridiction de la protection de l’enfance, des lieux d’accueil (en l’occurrence le Service d’Accueil de Jour – SAJ - de la Croix Rouge, porteur de mon projet) leur offrent jusqu’à leur majorité la possibilité de se restaurer physiquement, psychiquement, et d’élaborer avec des éducateurs spécialisés un projet d’avenir, un parcours d’insertion dont la maîtrise de la langue française est une des clés.
Dans ce contexte où des cours de Français Langue Etrangère (FLE) sont déjà dispensés quotidiennement, proposer aux mineurs isolés étrangers du SAJ d’une part des ateliers d’écriture, d’autre part des rencontres autour du livre avec le concours des éditions jeunesse Kilowatt, c’est faire un pas de plus : c’est amener ces adolescents à la rencontre de la littérature en pariant que les livres peuvent jouer un rôle majeur dans la (re)construction intime de chacun.
D’une part, des ateliers d’écriture (dans la continuité de mon parcours intime : parce que Nicolas Bouvier...)
Zones d’éducation prioritaire, lycées professionnels, milieu carcéral… parallèlement à mon travail de romancière, j’anime depuis quatre ans des ateliers d’écriture là où les mots font défaut, où la violence fait office de langage. Par cercles concentriques, de la parole collective à l’écrit individuel, en m’appuyant sur la dynamique du groupe, en prenant en compte le niveau de langue de chacun, j’amène à l’écriture des enfants, des adolescents et des adultes qui n’ont parfois jamais approché de livre autre que religieux, ont à peine été scolarisés, ou croient les mots réservés à une caste dont ils seraient exclus. Utopie de ma part ? Au contraire, chacun de ces ateliers m’a permis de vérifier l’extraordinaire pouvoir de résilience de l’écriture, que j’avais découvert et compris grâce à l’œuvre de l’écrivain suisse, Nicolas Bouvier.
La découverte de l’œuvre de Nicolas Bouvier, lorsque j’avais 19 ans, fut un bouleversement fondamental : à la fois choc esthétique, émotionnel, compréhension de la porosité entre « fiction » et « réalité », découverte du pouvoir de résilience de la littérature, et puissant moteur de vie. Autrement dit, je me trouvais face à un auteur qui avait réussi à formuler ce que je ressentais confusément, et ce faisant me permettait de me positionner dans mon rapport au monde, à l’Autre. En découvrant Nicolas Bouvier à 19 ans, j’ai eu le sentiment de ne plus être seule, d’être comprise, accompagnée. Ses livres m’ont conduite au rêve, le rêve au voyage, le voyage à la vie ailleurs, la vie ailleurs au retour, le retour à l’écriture et plus précisément à la fiction que je considère comme voie d’accès privilégiée au cœur de toute chose.
Une telle rencontre littéraire, un tel choc, de taille à orienter un parcours de vie, je souhaite à toute personne d’en vivre un jour. Et c’est au fond pour cette raison, dans cet espoir, que ce projet d’ateliers d’écriture et de rencontres autour du livre auprès de mineurs isolés m’est si important. Qu’un(e) seul(e) de ces adolescent(e)s ressente un bouleversement littéraire propre à lui donner des ailes ne serait-ce qu’un instant, voilà ce qui motive ma requête auprès de la Région île de France.
On est en 2001-2002. J’ai 21 ans lorsque j’entreprends, juste avant le 11 septembre, un voyage sur les pas de Bouvier dont l’œuvre pose précisément la question du récit - donc du réel, donc de la fiction. C’est en avançant vers l’Est, à rebours des parcours migratoires actuels, que je comprends l’importance de la littérature en termes de construction et de reconstruction intimes. Balkans, Turquie, Iran, Pakistan, Afghanistan, Inde, Sri Lanka, puis Mauritanie, Mali, Sénégal, Maroc... À 22 ans, je reviens tel le petit-bourgeois genevois : galion démâté chargé d’une lourde cargaison. Qu’en faire ? Écrire. Quoi ? De la fiction. J’ai commencé à publier des romans en 2007. Et il aura fallu douze années pour que soit édité Les sorciers meurent aussi, recueil de poèmes et collages que j’ai écrits et réalisés sur cette route. Bouvier, lui, a attendu 25 ans pour écrire Le poisson scorpion dont il dit : « J’ai écrit ce petit conte fantomatique pour me débarrasser de Ceylan, pour ne pas oublier ce qui m’avait presque fait crever. J’ai posé un énorme sac quand j’ai écrit le mot fin. » Pour moi, ici, tout est dit : écrire, c’est jeter des ponts réconciliateurs entre mémoire et présent, circonscrire et trouver la juste distance avec ce qui hante et paralyse, s’inclure dans le monde, se rendre acteur de sa vie.
À mon « voyage initiatique » sur les pas de Nicolas Bouvier succèdent trois années de vie à l’étranger (2003-2006). Enseignante FLE en Afghanistan et en Inde, je travaille ensuite en Indonésie dans des camps de personnes déplacées suite au tsunami. S’ensuivent des reportages en Iran et en Haïti pour la Radio Suisse Romande. En 2006, je reviens vivre à Paris où je poursuis un temps l’enseignement - FLE et alphabétisation, notamment en foyers Sonacotra. Et j’effectue des missions d’observation électorales en RDC, en Azerbaïdjan, en Moldavie, en Géorgie, au Kazakhstan. Là-bas, j’ai rencontré ceux qui survivaient dans l’oubli de la communauté internationale et qui voulaient gagner l’eldorado européen. Qui, à leur place, aurait rêvé d’autre chose ? Ici, je les ai retrouvés, ombres inquiètes de nos cités, dans des foyers, sous des tentes aux coins des rues. Qui, à leur place, aurait pu se douter de l’aridité de l’Europe ?
D’autre part, des rencontres autour du livre : invitation de divers intervenants à venir parler avec les jeunes
Sous-tendues par la même volonté d’amener au livre les Mineurs Isolés Etrangers du SAJ Croix Rouge, et de leur en faire découvrir la richesse, un cycle de rencontres permettra à ces adolescents de percevoir le livre dans sa pluralité, de comprendre comment il en vient à exister : la manière dont il se pense et se crée sous ses différentes formes littéraires (roman, album, livre illustré, bande dessinée, roman graphique, poésie, théâtre…). Il s’agira de faire découvrir aux jeunes ce / ceux qui se cache(nt) derrière le livre, de leur parler de son processus de création à travers des récits d’expériences.
Ainsi, jalonnant le travail mené en ateliers d’écriture tout au long des dix mois de résidence, quatre ou cinq rencontres au sein du SAJ Croix Rouge seront organisées avec différents auteurs et illustrateurs, ainsi qu’une ou deux sorties à l’extérieur, sur différents sites.
Enfin, c’est par une sortie à la librairie « Aux livres, etc. » que se terminera ce cycle de rencontres, pour assister à une rencontre publique avec un auteur. Terminer de cette manière cette année de résidence, c’est clôturer les choses de la plus belle manière qui soit : c’est emmener les Mineurs Isolés Etrangers du SAJ Croix Rouge dans l’espace public après les avoir accompagnés dans leur rencontre avec la littérature durant 10 mois. C’est leur faire comprendre à travers cette dernière expérience qu’en France, le livre est là, démocratique parce qu’à la portée tous, dans les bibliothèques comme dans les librairies. C’est les inviter à continuer par eux-mêmes ce voyage initiatique littéraire au cours duquel nous les aurons accompagnés toute l’année, et leur montrer qu’à la rencontre du livre, ils seront toujours les bienvenus.