Terre, eau, métal par Marie Alloy
Oui, j’ai lu Bachelard dès les premières années de mes études aux Beaux Arts de Lille, à partir de 1970. J’ai d’abord découvert avec passion La psychanalyse du feu, puis les ouvrages consacrés aux éléments, en particulier La terre et L’eau. Ces lectures me permettaient de relier mes débuts en peinture avec des composantes profondes de la création, surtout symboliques et poétiques. Bachelard ayant un don particulier pour révéler les liens entre la poésie, la littérature, l’inconscient, les forces cosmiques et l’imagination même de la matière, ses livres m’ouvraient des perspectives en brassant des connaissances d’une grande diversité. Les lire était donc une manière de m’éveiller à de nombreuses dimensions du processus créateur, même si je ne comprenais pas tous les enjeux philosophiques, encore moins alchimiques. Dans cette interprétation toute personnelle, il me semblait retrouver les racines de notre humanité par le rêve et les associations libres, cela à différentes profondeurs.
J’ai ensuite lu La poétique de l’espace et surtout L’intuition de l’instant, livre sur lequel je suis souvent revenue, me permettant de repenser mon rapport à la durée et à l’espace, toujours en lien avec la pratique de la peinture. Je découvrais à la même époque Bergson et je cherchais à traduire en peinture une sorte d’équivalent imaginaire de mon rapport au temps en inversant mentalement (et assez naïvement), l’ordre des présent, passé et avenir. C’était un désir de durée dans le présent de l’expérience sensible et subjective de la peinture.
En quittant le nord de la France pour m’installer en Sologne, j’ai retrouvé le besoin de relire La terre et les rêveries de la volonté ainsi que L’eau et les rêves, puisque ma maison-atelier se trouvait en lisière d’étang. Bachelard me permit alors d’analyser plus profondément ce qui me fascinait dans ce lieu mélangé de terres et d’eaux stagnantes. C’est ce lieu pesant, maternel, sommeillant, mêlant amour et culpabilité, fécond et mortifère, que Guillevic a souvent décrit à travers ses poèmes. Je réalisais alors un ensemble de gravures puis d’aquarelles pour son poème « Devant l’étang ». Ce fut une étape importante de mon travail artistique où les analyses de Bachelard, à la fois poétiques et psychanalytiques au sens de Jung, m’accompagnaient, non en m’apportant une connaissance rationnelle mais plutôt en contribuant à renforcer l’humus des sensations que j’éprouvais dans ce lieu obsédant, cerné d’eaux et d’arbres.
Mon compagnon d’alors, par la pratique du planeur, était lié à l’air, la légèreté. Il ne semblait voir le monde que d’en-haut, par l’azur, les mouvements ascensionnels, les fluides aériens. Je relisais alors Bachelard pour mieux comprendre de l’intérieur les mythes qui reliaient nos différences essentielles. L’attrait du ciel et la hantise de la chute d’Icare m’étaient totalement étrangers, puisque je regardais, de la même admiration infinie, les brindilles et menus végétaux qui nourrissaient la terre. Bachelard m’aida à accepter ce qui constitue l’autre, de la pureté aux pièges de l’élément qui le symbolise.
Puis en me mettant à la gravure de manière soutenue à partir de 1990, j’ai repris avec beaucoup d’intérêt la lecture de La terre et les rêveries de la volonté, où, dans le chapitre II, il est question des matières dures et de la volonté incisive. J’y trouvais là de nombreux axes de réflexion pour mon propre travail, et c’est là je crois une particularité de l’œuvre de Bachelard, sa plasticité, sa lecture se prêtant volontiers aux attentes de ses lecteurs en les enrichissant. J’écrivais d’ailleurs à cette époque « Taille douce incisive » (Editions Wigwam) où j’expliquais le sens de cette lutte de l’outil avec la matière dure. Le métal comme le bois jouent un rôle important dans mon travail de graveur, avec la corrosion, la griffe et la pointe du burin. La pâte à papier, matière malléable, apporte l’empreinte de cette entaille, par l’action de l’écrasement du support sous la presse taille douce. Toute cette alchimie du métier détient un fort pouvoir suggestif et poétique.
Peindre ou graver ne sont pas des actions principalement liées à la vue mais d’abord liées au travail qui s’élabore au contact des matières primitives. Ainsi ce n’est pas la perception qui conduit le geste du peintre mais son désir profond, impensable, hors volonté. Je me souviens d’une phrase de Bachelard qui m’agaçait : « On veut que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception. » Cette idée de « déformation » ne me semble toujours pas juste, elle renvoie ici au contexte de la peinture surréaliste ou à un imaginaire lié à l’image comme transformation de la perception. Or la peinture, je crois, n’est pas du côté de l’image mais d’un travail de pensée, de tracé où l’inconscient a sa part, dans l’espace et le temps, de l’énergie du corps, avec une palette de couleurs et de lumière. Sa vocation est spirituelle et l’imaginaire est souvent dénoncé par les peintres comme un obstacle à la justesse du regard pictural.
Je ne relie pas l’œuvre de Bachelard à la nature, dans une problématique écologique, mais poétique, littéraire et artistique. Il y a une forme d’alchimie du verbe chez Bachelard qui invente des chemins de sens entre la matière et l’inconscient. Dans les textes cités ici, une sorte d’intimité se crée à leur lecture, on interprète, on reconnaît, les références multiples dessinent une cartographie poétique des sensibilités. C’est, me semble-t’il, le mérite de la recherche de Bachelard, de proposer une amorce de psychanalyse des éléments primitifs qui peuvent être mis en relation avec les premiers contacts tactiles, sensitifs, de notre petite enfance.
Oui relire Bachelard peut être toujours d’actualité, pour réveiller les constellations poétiques qui irriguent souterrainement nos lieux de vie et nous-mêmes, habitants des livres et amoureux des êtres et des arbres, acteurs incessants des matières nourricières et d’autres plus réfractaires.
Je ne pense pas que les nouvelles générations soient « hors-sol », même à l’ère du virtuel et de l’inflation des images. L’être humain urbain, même « séparé », aura toujours besoin de poser ses pieds nus sur le sable, de s’allonger dans l’herbe, de sentir le friselis du vent et le parfum des forêts… La nature en lui est poésie et s’il ne l’entend plus, j’espère qu’elle saura le lui rappeler.
Marie Alloy, peintre, graveur.
Marie Alloy Et Françoise Ascal sont auteures de ce livre d’artiste chez Al-Manar, d’après le texte Noir-Racine de Françoise Ascal.