Clyde Chabot | les textes des Permutations

Du 10 au 12 juin, dans le cadre de sa résidence d’écrivain, Clyde Chabot a réuni 3 auteurs, Estelle Bertin, Marie-Pierre Cattino et Laurence de la Fuente, ainsi que Nathalie Jacquet (violoncelle) et Grâce Milandou (flûte), deux musiciennes du Conservatoire à rayonnement intercommunal de Verrières-le-Buisson.
Lire la présentation des Permutations.
Lire les retours des participantes.

Textes écrits par Clyde Chabot dans le cadre de cette Permutation autour de l’écriture.


Déménager

Texte écrit à l’invitation de Laurence de la Fuente sur la thématique
Avec quelques contraintes :
Numéro de rue
Nom de rue
Matérialité des lieux / disposition de l’espace
Année de construction
Qu’est-ce qui s’y est joué ?
Avec un peu d’intime mais pas trop et du « monde extérieur » qui entre dedans

Déménager
C’est impossible pour moi
Alors Faire racine
S’enraciner
Déménager le moins possible.

Alors La première adresse
Comme la seule
1 allée des Merles
Andernos-les-Bains
Celle que j’aurais pu ne pas quitter
Où une partie de moi reste encore

L’importance de La Maison
Comme une fondation
Un enracinement
Depuis que ma fille est née
Je n’ai jamais plus sous-loué l’appartement
Comme un lieu d’intimité
Qui ne peut plus être traversé
Où ne peuvent plus entrer des étrangers

Andernos-les-Bains…
Une maison que mes parents ont fait construire
A l’angle de deux rues d’une station balnéaire
En face d’un jardin public
Avec un arbre penché.
La maison a été construite
Probablement l’année de leur mariage en 1961
L’année où ma mère était allée rejoindre mon père
en Algérie
Ou la suivante
1962, l’année de naissance de ma sœur ainée
Et de l’indépendance de l’Algérie.
Ma mère a failli accoucher dans l’hélicoptère qui la ramenait
En France.

Mon père travaillait à la base aérienne de Mérignac
Assez proche.
Il rentrait en bus chaque jour.
Je traversais le jardin public pour aller le chercher à l’arrivée du bus.

Dans la maison,
Le garage a été transformé en chambre.
C’est flou
Un jardin, une cuisine
Un couloir
Une salle de bain
Des hortensias devant les fenêtres
Un grand salon avec un petit perron à une colonne
Du carrelage clair
Une chambre
Une deuxième chambre
Et cette troisième
Autrefois garage

> la maison

La haye
Paris
Noms de rue / pire appartement
Une fenêtre sur les rues des voitures
Sous les combles
9m2
C’est dans les beaux quartiers
3 adresses de promesse.


Mon père n’était pas là

Texte écrit suite à l’invitation de Marie-Pierre Cattino qui nous a lu un texte commencé sur la thématique de son père absent au moment de sa naissance car il réparait sa voiture. Elle a failli naître dans le taxi qui transportait sa mère à l’hôpital.

Je suis née dans un taxi
Ou un camion de pompier
Ou sur un brancard
Ou au mauvais endroit
Au mauvais moment
Dans la nuit
D’un coup
Et mon père avait autre chose à faire
Il a toujours autre chose à faire
A tout moment
Même celui-là.

Lorsque je lui ai dit que j’allais avoir un enfant
Rien
Pas un mot
Un long silence
Il avait autre chose à faire
Il mangeait sa soupe
Il a continué
Sans un mot
Probablement il a pensé
À tous les soucis
À toutes les difficultés
Que j’allais rencontrer
Moi
Avec un enfant
Avec tout ce que j’ai à faire
Au lieu de penser
À la joie seule de cette naissance
De sa naissance
De devenir grand-père

Comme s’il n’avait pas perçu
l’importance de devenir père
Ça fait quoi à un homme de devenir père ?
Qu’est-ce qui se transforme ?
Dans le corps
Dans l’esprit
Dans la vie d’un homme ?
Est-ce que c’est un souci ?
Comme une voiture en panne
Une femme qui accouche
Si on cherche
Il y a de l’écho
Sa voiture était en panne
Sa femme ne marchait plus
Tout ce chaos dans la vie de mon père
Les mains dans le cambouis
Le pauvre homme
Tant de soucis
Pour un seul homme
Et puis
Il n’a jamais aimé les hôpitaux.
Cela fait longtemps qu’il ne va plus voir les médecins
Ni pour sa dépression
Ni pour ses yeux
Ni pour ses dents
Les dents de devant
Qui tombent les unes après les autres
Je me demande comment il peut encore manger
Et combien de temps les autres vont tenir encore
Alors vous pensez
Aller à l’hôpital
Pour la naissance de sa fille
Vous pensez bien
Mon père ne pouvait pas
Appeler un taxi ça suffisait bien
Comme ça il ne serait pas là
Au moment crucial
Peut-être même ainsi
Je n’existerais pas tout à fait
Sans sa présence à l’hôpital
Si je ne vois pas
Cela n’a pas lieu
C’est peut-être comme ça
que mon père a vu les choses
Ou ne les a pas vues justement.
L’autruche
Les mains dans le cambouis
Les yeux sur les turbines
De la machine
Sa voiture
Sa coccinelle
Plutôt que dans les organes
Saignants
Vivants
De sa femme
Il avait peut-être peur
Ou pas le temps
Pas envie
Pas la possibilité
De s’occuper
De prendre soin
De ce moment-là.
Non mais
J’y crois pas.
Faut-il expliquer
A ses parents
Tout cela
Certains ne deviennent jamais
Parents
Une part d’eux nie toujours l’enfant
Sa vérité
Sa réalité
Son importance.
Et ça commence à la naissance
Faut-il réclamer
À ses parents
À un chauffeur de taxi
Son droit à l’urgence
son droit à la naissance
À être entier
À être arrivé complètement ?
Pas seulement la tête sortie
Mais tout le corps
Entier
Réuni.


Cabaret fin du monde

Texte écrit à l’invitation d’Estelle Bertin à la poursuite de son texte "Final ou Le dernier cabaret" (titre provisoire) dans lequel une femme anime un cabaret alors qu’il s’agit des derniers instants d’une civilisation qui va être bientôt engloutie par les eaux.
Il s’agissait de prendre sa suite à l’issue de cette phrase :
J’ai envie de vous raconter l’histoire de ceux qui y ont toujours cru, les résistants, les guerriers de l’imaginaire, les mangeurs de mots, les bâtisseurs de fantaisie, ces êtres fantasques, ces particuliers…

C’est l’histoire de tous ceux qui écrivent jusqu’au dernier souffle
Les auteurs de l’extrême
Ceux qui écrivent avec leur sang
Leur salive mêlée à la poussière
La boue
Avec un caillou
Ils dessinent sur les parois
Ils laissent trace
Alors qu’ils vont être emportés par la maladie
La tempête
Le trop-plein
Le chaos
L’inondation
Comme nous ici
Ils trouvent
En eux
une insouciance
Une joie
Une bonne humeur
Ils chanteraient presque
Comme une ruse
avec celle que l’on ne peut nommer
L’I.
La F.
La M.

Et moi ce soir
C’est ce que je vous propose
Écrivons
Écrivons ensemble sur scène
Notre dernier souffle
Notre dernier sursaut
au-dessus des flots
Notre dernier rebond
D’un même élan
Surgissons
Élevons-nous pour ne pas sombrer
Ne pas abandonner
Ne pas renoncer
Tentons
L’impossible
Le fantasque
Et pourquoi pas le grotesque
L’exubérance
La tartufferie
La jonglerie
La poésie
La mélodie
Tout ça ensemble
Ou l’un après l’autre
Venez vivre sur scène vos derniers instants
Comme une photographie intérieure
Futile
Inutile
Et en même temps essentielle
Avant que l’eau vienne chatouiller vos pieds
Arrive à votre genou
Mouille votre robe
Atteigne vos seins
Dépasse votre cou, jusqu’à la cime de vous-même
Sursauter
Qui sait ?
Dans cet élan
Le cours
Inéluctable sera peut être suspendu
Il paraît que lorsque dans un incendie
Quelqu’un demandait à un colibri pourquoi il faisait des allers et retours pour verser un peu d’eau sur le feu grandissant
Le colibri a répondu Je fais ma part.
Venez faire votre part.
Accomplir votre destin
Collectivement
Comme un reflet de vous-même
En acte
En son
En chanson.
C’est parti !

Je ne sais pourquoi je fais semblant.


Moment de la création

Texte écrit en réponse à la question d’Estelle Bertin : Qu’est-ce qui se joue au moment de la création ?

Écrire comme on remonte un chemin
Pour faire face à ce corbeau
qui me regarde
Et m’appelle
M’interpelle
M’interroge
Et me somme de l’immortaliser

Écrire comme une obligation
Écrire comme une chose impossible
Arrêter le temps pour regarder le cours des choses
Au lieu de s’y engouffrer
Pour s’extraire du flot de missions à accomplir
Comme Moïse a séparé les flots de la mer Rouge
Ouvrir une brèche un instant entre les forces prêtes à nous engloutir
Pour dessiner un sillon
Laisser une trace
Qui disparaîtra
Quelque chose de titanesque
Chaque phrase couchée sur le papier est un envers du monde
Une plongée en soi
Dans ses lacs intérieurs
Ses architextures secrètes
Un défi jeté à la face du monde
Comme Prométhée qui vole le feu sacré et l’offre aux humains
L’auteur capte un essentiel et le partage
Avec une communauté à venir
La communauté de ses lecteurs potentiels ou avérés.

Écrire c’est devenir immortel
C’est voler aux dieux
quelque chose du divin
et de la connaissance
Même si on ne sait rien
ou presque
C’est prétendre à.
Tenter de.
Nommer.
Dire.
Formuler des énigmes secrètes
Les révéler aux autres
Déchiffrer des messages
Entendus de moi seule
Les traduire en mots.

Écrire
C’est se relier
Relier ses organes, son cerveau, son corps et ses doigts
Qui écrivent sur le papier ou le clavier ou le plateau

C’est s’abstraire du réel pour le contenir
Et le régurgiter
En mots, en images, en sons, en gestes,
En feux d’artifices, en pétales de roses.
En boue
C’est transformer le réel
Se l’approprier
Faire corps avec lui
Puis prendre le pouvoir
Pour refonder
Réécrire le récit
À sa façon
Le regarder
Le modifier à foison
À volonté
Sans limites
C’est basculer dans l’imaginaire
Les sonorités de mots oubliés
Les échos d’images d’autrefois
C’est sonder en soi
En toute humilité
Et en toute prétention
L’universel
L’essentiel
Le presque rien
Les secrets engloutis
Les faire surgir à la surface

Entre un ralentissement
Et une fièvre
Un flux qu’il faut juste guider
Quand (enfin) un temps s’ouvre
Comme une éclaircie entre deux averses
Que l’on pourrait saisir
Pour s’y réchauffer
Au cours de laquelle on pourrait fermer les yeux
Avant d’être emportée par la prochaine bourrasque.

S’étonner

16 juillet 2019
T T+