Clyde Chabot, Traversée d’une écriture
par Marie Plantin
La Rencontre
J’ai découvert l’univers scénique et l’écriture dramatique de Clyde Chabot il y a de cela dix ans maintenant. C’était en 2009, à Gare au Théâtre. J’étais venue assister à l’une des nombreuses versions/variations de “Médée(s) : tragi-comédie”, pierre angulaire de son travail. La représentation m’a percutée de plein fouet. J’en suis sortie à la fois bouleversée émotionnellement et galvanisée intellectuellement, stimulée par la joie de la découverte et la liberté que je voyais dans ce geste artistique, tant au niveau de l’écriture en elle-même que de la mise en scène. J’ai immédiatement acheté le texte. Comme si je ne pouvais quitter ce lieu de théâtre qu’en emportant une part concrète de ce qui m’avait intérieurement traversée. Comme s’il me fallait garder une trace matérielle de ce faisceau d’états immatériels dans lesquels le spectacle m’avait plongée. Des états mouvants, multiples, tout comme l’étaient ces Médées au pluriel et cette façon, fluide et évidente, musicale même, de mêler les tonalités, le drame et le grotesque, la farce et la tragédie, l’antique et le contemporain, l’intime et l’universel, le féminin et le masculin. L’ici et maintenant du théâtre se chargeait de la possibilité (de la nécessité ?) toujours vive et renouvelée de réécrire à l’envie les grands mythes, de nouer le présent au passé, de faire acte de palimpseste comme d’autres l’avaient fait sans pour autant que la démarche soit arbitraire ni artificielle, pâle mimesis dans l’ombre des maîtres, mais au contraire pierre nouvelle, personnelle et aiguisée, née de la fréquentation assidue de leur auteur avec la production dramatique contemporaine, terrain d’exploration familier de Clyde Chabot.
Heiner Müller et les autres
Il fut un temps, lointain maintenant, où Clyde Chabot n’était pas encore auteure. Elle s’attelait à mettre en scène les textes des autres, avec une prédilection affirmée pour les écritures contemporaines les plus expérimentales, aux prises avec le réel, sous-tendues par une remise en question radicale du classicisme des formes théâtrales traditionnelles. Heiner Müller, Robert Pinget, Hubert Colas, Yann Allégret. Des auteurs forts cultivant un lien étroit avec une certaine dimension poétique de l’écriture. C’est là, dans cet extrême contemporain du théâtre, que se situe le point névralgique de la recherche de Clyde Chabot et ce, depuis son doctorat au sein de l’Institut d’Etudes Théâtrales de Paris III avant même son entrée dans le métier. Là que son attrait se porte inlassablement. Là que sa curiosité s’abreuve, que sa réflexion se nourrit. Là que tout commence. L’acte d’écrire s’enracine chez Clyde Chabot dans le contact rapproché avec les écritures dramatiques qui renouvellent de l’intérieur l’art du théâtre. Pas étonnant donc que dans ce “2009 Médée(s) : tragi-comédie” que je découvrais alors, comme une porte d’entrée idéale dans l’essence de son geste créatif, la présence en creux de l’auteur de “Médée-Matériau” infuse le chemin d’écriture, la possibilité même d’écrire à nouveau sur ce mythe inusable. Heiner Müller, la référence suprême de l’extrême justement. Heiner Müller, qui imprègne déjà le tout premier texte accouché de Clyde Chabot, cité à plusieurs reprises dans “Comment le corps est atteint”, comme une dette à honorer, un relais publiquement assumé, un micro hommage incorporé. Des phrases extraites de “Herakles II” jalonnent ce premier texte, pénètrent le corps de l’écriture, s’immiscent et s’invitent. Le lien est dit. Il ne peut être plus clairement énoncé. Ce premier texte apparaît d’ailleurs comme un manifeste d’où découleront les autres, l’annonce d’un geste d’écriture qui ne s’arrêtera pas là malgré le doute qui déjà infuse et qui lui aussi est programmatique.
Le doute ontologique
“Tentative d’écriture. La première : La dernière. Comme une chose impossible. Ecrire c’est originer, c’est être à l’origine de quelque chose. C’est émettre, produire, proposer, propulser, extraire de soi, du monde, de toutes les influences, nourritures, réflexions.
Quelques mots.”
“Comment le corps est atteint” ne sera pas la dernière pièce de Clyde Chabot mais au contraire, il est la manifestation d’une entrée en écriture tout autant que d’une remise en question du geste d’écriture. Ecrire ou ne pas écrire, telle est la question qui irrigue son œuvre. Non pas écrire le doute mais douter d’écrire : l’incertitude au cœur de l’écriture, l’impossibilité d’écrire sans arrêt contrée, dépassée. Ecrire, chez Clyde Chabot, résulte d’une lutte autant que d’une évidence. Lutte pour forer dans le temps quotidien une trouée propice, un sas de solitude pleine, un espace à soi pour que l’esprit s’épanouisse et les mots s’annoncent. Ecrire ne tend pas à figer dans le marbre mais à témoigner du mouvement incessant de la vie et de la pensée, à remettre en jeu le réel et le vécu, à interroger la vérité dans ses ombres, questionner la norme et la marge, et l’intensité d’exister.
“C’est vrai
Ce n’est pas vrai
A quoi sert d’écrire
A faire le deuil ou à célébrer
A conclure ou à prolonger
[...]
A plonger dans les mythes et s’y refléter
[...]
A envisager le présent
A sortir du théâtre
A faire corps avec le réel (ma vie)”
Dans cet extrait de “2009 Médée(s) : tragi-comédie”, les possibilités s’égrainent comme autant de raisons d’écrire. Lister ce qui peut donner du sens à ce qui semble un acte vain. Ici, l’absence de ponctuation “raisonnable”, trait récurrent dans les textes de Clyde Chabot, offre au lecteur/spectateur une pluralité de lectures (sont-ce des questions lancées comme des appels ou des affirmations recensées pour se consolider entre elles) autant qu’elle est un marqueur poétique fort.
Des poèmes dramatiques
Ce que le spectateur ne voit ni n’entend, c’est ce rapport que les textes de Clyde Chabot entretiennent à la page blanche, au vide, au silence, comme si justement, le fait qu’il y ait un texte plutôt que rien était en soi un événement, la victoire de la parole sur le silence. Les mots sont parvenus à se frayer un chemin jusqu’à la page, à s’y imprimer, en majuscule, en minuscule, à la ligne, dans la liberté qu’offre le poème. Ponctuation évaporée, le texte inscrit sa forme indélébile et ondulante. Retour à la ligne comme pour reprendre son souffle. Persévérer dans l’infini questionnement de ce qui nous façonne, êtres uniques et archétypes, creuser les zones de trouble ou de crise qui nous rendent à nous-mêmes dans l’intensité aiguë du sentiment d’exister et trouver l’axe qui permettra de transposer ces vagues palpitantes de réel sur le papier, dans l’empoignade que cela suppose avec soi, la mise à nue de soi comme acte politique, l’évidence du flot des mots qui advient mêlé à ce sentiment d’inutilité ou d’impuissance, et de doute toujours, frein et moteur à la fois. Car pourtant, les pièces de Clyde Chabot existent, elles insistent même, dans ce principe de ré-écriture qui est le sien, un même texte décliné en plusieurs versions, le métier sans cesse remis sur l’ouvrage. Et voilà qu’en 2019 on peut en faire le décompte, la liste de leurs titres énigmatiques, et voir s’y dessiner une œuvre globale en cours et dans ses reflets multiples son auteure, une artiste qui chemine et chaque fois qu’elle imprime sa prose poétique exprime un regard, une sensibilité, une pensée qui part de son expérience propre pour en faire matière à théâtre et au-delà sonder l’humain au plus près de ce qui le constitue, son identité, ses filiations, son vécu amoureux, ses schémas, ses singularités...
Comment le corps est atteint
Médée(s) X 9
Le Temps des Garçons
Christophe S
SICILIA
TUNISIA
Ses Singularités
Chicago reconstitution
Fille de militaire
L’intime et la quête
“Bonsoir
J’étudie le masculin dans son rapport au féminin depuis quelques années. Ma vie est la matière réactive qui impulse l’écriture”
Telle est l’ouverture de “Christophe S”. Clyde Chabot écrit depuis toujours depuis les entrailles de sa propre vie, sur les ruines du temps qui passe, les désillusions sentimentales et la rupture (la trahison) amoureuse, les racines arrachées, l’aventure de la maternité. C’est une écriture-lien, une écriture à la fois organique et intellectuelle qui puise à la source des drames intimes et des questionnements existentiels, qui recolle les morceaux épars, tisse du sens et de la compréhension, creuse sa propre histoire, explore ses failles, ses non-dits, pour les mettre en jeu par l’écrit. Clyde Chabot part de son propre vécu et le passe à la loupe de son esprit alerte et tourmenté, en quête de calme. Cette écriture-chercheuse, liée au voyage géographique autant qu’intérieur, enquête dans un double mouvement qui à la fois relie et met à distance. Ses pièces sont des œuvres-processus qui déroulent leur dispositif, leur cuisine interne, pour mieux nous embarquer dans ce chemin de pensée, cette aventure intérieure qui paradoxalement vient nous toucher au plus profond dans un jeu de miroir troublant entre une identité qui s’expose, absolument autre, et notre être propre. Ce sont nos vertiges, identitaires et psychologiques, que viennent toucher les pièces de Clyde Chabot, tourmentées en leur cœur car toutes nées d’une question sans réponse, d’un enjeu à formuler, d’une blessure à panser, d’un vide à combler ou au contraire à créer, d’un apaisement à trouver. L’écriture apparaît alors comme la solution, le remède, l’outil à portée de main pour faire acte artistique à partir d’une matière première qui est son être même. L’écriture fait tomber un à un les masques, va gratter les croûtes sensibles, sans honte et sans peur, sans jamais se complaire dans la douleur. L’écriture dissèque et expose à la vue de tous l’envers du décor, la lutte interne pour accéder au repos de l’âme.
“L’ATTRAIT POUR LES ILES.//
Provenir d’une île. Revenir sur des îles. Toujours.
Comme le seul lieu du repos véritable.”
“J’avais envisagé la Sicile comme un point d’origine, une source, un ancrage ; en cela, elle constituait un lieu de repos, un lieu d’antériorité”, “SICILIA”
Les Îles
Chaque pièce de Clyde Chabot fonctionne comme une île, un écrin qui s’ancre dans un sujet dont elle tend à faire le tour dans sa spécificité. Elle l’isole et s’y plonge, fait entrer le corps de l’auteur dans le mouvement de l’écriture puisque certaines pièces sont issues à proprement parler d’un déplacement, d’un voyage vers en forme de retour sur. En Sicile, en Tunisie, aux Etats-Unis. Elles naissent d’un décentrement du contexte quotidien pour mieux aller chercher loin les fils coupés d’un récit de vie familial fait de migrations successives. Le rapport au temps autant qu’à l’espace est donc primordial dans l’œuvre de Clyde Chabot. Chaque pièce déploie sa propre temporalité, dilatée, compactée, diffractée. Le temps ne s’y mesure pas de façon rationnelle, selon une chronologie régulière mais suit les méandres de l’écriture, porteuse de son propre rythme interne.
“Je voudrais parler lentement.
Prendre le temps.
Entre chaque mot, une respiration, entre chaque phrase, à chaque virgule,
point, point virgule.
Ouvrir du possible, de l’indéterminé, du non su.
Aller vers le moins, l’incomplet, le local.”
Tels sont les premiers mots de “2009 Médée(s) : tragi-comédie”. Tout est dit. Avec peu. Suspendre le temps dans l’assouplissement de la respiration, laisser la vie advenir dans l’interstice, dégraisser le réel de son encombrement pour regarder dans l’épure son insaisissable complexité. Et douter, douter, douter toujours, comme le souffle d’une philosophie de vie qui pousse sans cesse vers les questions plutôt que les réponses.
Conclusion
Les textes de Clyde Chabot sont comme des parenthèses forées dans le réel, des tissus cousus sur le retour incessant des mêmes motifs, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autres, et dont les mailles enserrent leur sujet tantôt au plus serré, au plus près, comme en gros plan dans des monologues jamais vraiment solitaires, tantôt dans une relation diffractée, dans l’éclatement choral d’une parole plurielle où se joue le lien indissociable et soluble de l’individu dans le collectif.