Clyde Chabot, Traversée d’une écriture

par Marie Plantin

Marie Plantin et Clyde Chabot àVerrières-Le-Buisson le 16 nov © Mélodie Lapostolle


La Rencontre

J’ai découvert l’univers scénique et l’écriture dramatique de Clyde Chabot il y a de cela dix ans maintenant. C’était en 2009, àGare au Théâtre. J’étais venue assister àl’une des nombreuses versions/variations de “Médée(s) : tragi-comédie†, pierre angulaire de son travail. La représentation m’a percutée de plein fouet. J’en suis sortie àla fois bouleversée émotionnellement et galvanisée intellectuellement, stimulée par la joie de la découverte et la liberté que je voyais dans ce geste artistique, tant au niveau de l’écriture en elle-même que de la mise en scène. J’ai immédiatement acheté le texte. Comme si je ne pouvais quitter ce lieu de théâtre qu’en emportant une part concrète de ce qui m’avait intérieurement traversée. Comme s’il me fallait garder une trace matérielle de ce faisceau d’états immatériels dans lesquels le spectacle m’avait plongée. Des états mouvants, multiples, tout comme l’étaient ces Médées au pluriel et cette façon, fluide et évidente, musicale même, de mêler les tonalités, le drame et le grotesque, la farce et la tragédie, l’antique et le contemporain, l’intime et l’universel, le féminin et le masculin. L’ici et maintenant du théâtre se chargeait de la possibilité (de la nécessité ?) toujours vive et renouvelée de réécrire àl’envie les grands mythes, de nouer le présent au passé, de faire acte de palimpseste comme d’autres l’avaient fait sans pour autant que la démarche soit arbitraire ni artificielle, pâle mimesis dans l’ombre des maîtres, mais au contraire pierre nouvelle, personnelle et aiguisée, née de la fréquentation assidue de leur auteur avec la production dramatique contemporaine, terrain d’exploration familier de Clyde Chabot.


Heiner Müller et les autres

Il fut un temps, lointain maintenant, où Clyde Chabot n’était pas encore auteure. Elle s’attelait àmettre en scène les textes des autres, avec une prédilection affirmée pour les écritures contemporaines les plus expérimentales, aux prises avec le réel, sous-tendues par une remise en question radicale du classicisme des formes théâtrales traditionnelles. Heiner Müller, Robert Pinget, Hubert Colas, Yann Allégret. Des auteurs forts cultivant un lien étroit avec une certaine dimension poétique de l’écriture. C’est là, dans cet extrême contemporain du théâtre, que se situe le point névralgique de la recherche de Clyde Chabot et ce, depuis son doctorat au sein de l’Institut d’Etudes Théâtrales de Paris III avant même son entrée dans le métier. Làque son attrait se porte inlassablement. Làque sa curiosité s’abreuve, que sa réflexion se nourrit. Làque tout commence. L’acte d’écrire s’enracine chez Clyde Chabot dans le contact rapproché avec les écritures dramatiques qui renouvellent de l’intérieur l’art du théâtre. Pas étonnant donc que dans ce “2009 Médée(s) : tragi-comédie†que je découvrais alors, comme une porte d’entrée idéale dans l’essence de son geste créatif, la présence en creux de l’auteur de “Médée-Matériau†infuse le chemin d’écriture, la possibilité même d’écrire ànouveau sur ce mythe inusable. Heiner Müller, la référence suprême de l’extrême justement. Heiner Müller, qui imprègne déjàle tout premier texte accouché de Clyde Chabot, cité àplusieurs reprises dans “Comment le corps est atteint†, comme une dette àhonorer, un relais publiquement assumé, un micro hommage incorporé. Des phrases extraites de “Herakles II†jalonnent ce premier texte, pénètrent le corps de l’écriture, s’immiscent et s’invitent. Le lien est dit. Il ne peut être plus clairement énoncé. Ce premier texte apparaît d’ailleurs comme un manifeste d’où découleront les autres, l’annonce d’un geste d’écriture qui ne s’arrêtera pas làmalgré le doute qui déjàinfuse et qui lui aussi est programmatique.


Le doute ontologique

“Tentative d’écriture. La première : La dernière. Comme une chose impossible. Ecrire c’est originer, c’est être àl’origine de quelque chose. C’est émettre, produire, proposer, propulser, extraire de soi, du monde, de toutes les influences, nourritures, réflexions. 

Quelques mots.† 

“Comment le corps est atteint†ne sera pas la dernière pièce de Clyde Chabot mais au contraire, il est la manifestation d’une entrée en écriture tout autant que d’une remise en question du geste d’écriture. Ecrire ou ne pas écrire, telle est la question qui irrigue son Å“uvre. Non pas écrire le doute mais douter d’écrire : l’incertitude au cÅ“ur de l’écriture, l’impossibilité d’écrire sans arrêt contrée, dépassée. Ecrire, chez Clyde Chabot, résulte d’une lutte autant que d’une évidence. Lutte pour forer dans le temps quotidien une trouée propice, un sas de solitude pleine, un espace àsoi pour que l’esprit s’épanouisse et les mots s’annoncent. Ecrire ne tend pas àfiger dans le marbre mais àtémoigner du mouvement incessant de la vie et de la pensée, àremettre en jeu le réel et le vécu, àinterroger la vérité dans ses ombres, questionner la norme et la marge, et l’intensité d’exister.

“C’est vrai

Ce n’est pas vrai

A quoi sert d’écrire

A faire le deuil ou àcélébrer

A conclure ou àprolonger

[...]

A plonger dans les mythes et s’y refléter

[...]

A envisager le présent

A sortir du théâtre

A faire corps avec le réel (ma vie)â€

Dans cet extrait de “2009 Médée(s) : tragi-comédie†, les possibilités s’égrainent comme autant de raisons d’écrire. Lister ce qui peut donner du sens àce qui semble un acte vain. Ici, l’absence de ponctuation “raisonnable†, trait récurrent dans les textes de Clyde Chabot, offre au lecteur/spectateur une pluralité de lectures (sont-ce des questions lancées comme des appels ou des affirmations recensées pour se consolider entre elles) autant qu’elle est un marqueur poétique fort.


Des poèmes dramatiques

Ce que le spectateur ne voit ni n’entend, c’est ce rapport que les textes de Clyde Chabot entretiennent àla page blanche, au vide, au silence, comme si justement, le fait qu’il y ait un texte plutôt que rien était en soi un événement, la victoire de la parole sur le silence. Les mots sont parvenus àse frayer un chemin jusqu’àla page, às’y imprimer, en majuscule, en minuscule, àla ligne, dans la liberté qu’offre le poème. Ponctuation évaporée, le texte inscrit sa forme indélébile et ondulante. Retour àla ligne comme pour reprendre son souffle. Persévérer dans l’infini questionnement de ce qui nous façonne, êtres uniques et archétypes, creuser les zones de trouble ou de crise qui nous rendent ànous-mêmes dans l’intensité aiguë du sentiment d’exister et trouver l’axe qui permettra de transposer ces vagues palpitantes de réel sur le papier, dans l’empoignade que cela suppose avec soi, la mise ànue de soi comme acte politique, l’évidence du flot des mots qui advient mêlé àce sentiment d’inutilité ou d’impuissance, et de doute toujours, frein et moteur àla fois. Car pourtant, les pièces de Clyde Chabot existent, elles insistent même, dans ce principe de ré-écriture qui est le sien, un même texte décliné en plusieurs versions, le métier sans cesse remis sur l’ouvrage. Et voilàqu’en 2019 on peut en faire le décompte, la liste de leurs titres énigmatiques, et voir s’y dessiner une Å“uvre globale en cours et dans ses reflets multiples son auteure, une artiste qui chemine et chaque fois qu’elle imprime sa prose poétique exprime un regard, une sensibilité, une pensée qui part de son expérience propre pour en faire matière àthéâtre et au-delàsonder l’humain au plus près de ce qui le constitue, son identité, ses filiations, son vécu amoureux, ses schémas, ses singularités...

Comment le corps est atteint

Médée(s) X 9

Le Temps des Garçons

Christophe S

SICILIA

TUNISIA

Ses Singularités

Chicago reconstitution

Fille de militaire


L’intime et la quête

“Bonsoir

J’étudie le masculin dans son rapport au féminin depuis quelques années. Ma vie est la matière réactive qui impulse l’écriture† 

Telle est l’ouverture de “Christophe S†. Clyde Chabot écrit depuis toujours depuis les entrailles de sa propre vie, sur les ruines du temps qui passe, les désillusions sentimentales et la rupture (la trahison) amoureuse, les racines arrachées, l’aventure de la maternité. C’est une écriture-lien, une écriture àla fois organique et intellectuelle qui puise àla source des drames intimes et des questionnements existentiels, qui recolle les morceaux épars, tisse du sens et de la compréhension, creuse sa propre histoire, explore ses failles, ses non-dits, pour les mettre en jeu par l’écrit. Clyde Chabot part de son propre vécu et le passe àla loupe de son esprit alerte et tourmenté, en quête de calme. Cette écriture-chercheuse, liée au voyage géographique autant qu’intérieur, enquête dans un double mouvement qui àla fois relie et met àdistance. Ses pièces sont des Å“uvres-processus qui déroulent leur dispositif, leur cuisine interne, pour mieux nous embarquer dans ce chemin de pensée, cette aventure intérieure qui paradoxalement vient nous toucher au plus profond dans un jeu de miroir troublant entre une identité qui s’expose, absolument autre, et notre être propre. Ce sont nos vertiges, identitaires et psychologiques, que viennent toucher les pièces de Clyde Chabot, tourmentées en leur cÅ“ur car toutes nées d’une question sans réponse, d’un enjeu àformuler, d’une blessure àpanser, d’un vide àcombler ou au contraire àcréer, d’un apaisement àtrouver. L’écriture apparaît alors comme la solution, le remède, l’outil àportée de main pour faire acte artistique àpartir d’une matière première qui est son être même. L’écriture fait tomber un àun les masques, va gratter les croà»tes sensibles, sans honte et sans peur, sans jamais se complaire dans la douleur. L’écriture dissèque et expose àla vue de tous l’envers du décor, la lutte interne pour accéder au repos de l’âme.

“L’ATTRAIT POUR LES ILES.//

Provenir d’une île. Revenir sur des îles. Toujours.

Comme le seul lieu du repos véritable.â€

“J’avais envisagé la Sicile comme un point d’origine, une source, un ancrage ; en cela, elle constituait un lieu de repos, un lieu d’antériorité†, “SICILIAâ€


Les ÃŽles

Chaque pièce de Clyde Chabot fonctionne comme une île, un écrin qui s’ancre dans un sujet dont elle tend àfaire le tour dans sa spécificité. Elle l’isole et s’y plonge, fait entrer le corps de l’auteur dans le mouvement de l’écriture puisque certaines pièces sont issues àproprement parler d’un déplacement, d’un voyage vers en forme de retour sur. En Sicile, en Tunisie, aux Etats-Unis. Elles naissent d’un décentrement du contexte quotidien pour mieux aller chercher loin les fils coupés d’un récit de vie familial fait de migrations successives. Le rapport au temps autant qu’àl’espace est donc primordial dans l’Å“uvre de Clyde Chabot. Chaque pièce déploie sa propre temporalité, dilatée, compactée, diffractée. Le temps ne s’y mesure pas de façon rationnelle, selon une chronologie régulière mais suit les méandres de l’écriture, porteuse de son propre rythme interne.

“Je voudrais parler lentement.

Prendre le temps.

Entre chaque mot, une respiration, entre chaque phrase, àchaque virgule, 

point, point virgule.

Ouvrir du possible, de l’indéterminé, du non su.

Aller vers le moins, l’incomplet, le local.â€

Tels sont les premiers mots de “2009 Médée(s) : tragi-comédie†. Tout est dit. Avec peu. Suspendre le temps dans l’assouplissement de la respiration, laisser la vie advenir dans l’interstice, dégraisser le réel de son encombrement pour regarder dans l’épure son insaisissable complexité. Et douter, douter, douter toujours, comme le souffle d’une philosophie de vie qui pousse sans cesse vers les questions plutôt que les réponses.


Conclusion

Les textes de Clyde Chabot sont comme des parenthèses forées dans le réel, des tissus cousus sur le retour incessant des mêmes motifs, ni tout àfait les mêmes ni tout àfait autres, et dont les mailles enserrent leur sujet tantôt au plus serré, au plus près, comme en gros plan dans des monologues jamais vraiment solitaires, tantôt dans une relation diffractée, dans l’éclatement choral d’une parole plurielle où se joue le lien indissociable et soluble de l’individu dans le collectif.

2 janvier 2020
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