Écrire à point
Lise Benincà était en résidence au lycée hôtelier Château des Coudraies (Étiolles, 91)
Dans le carnet ouvert déjà au moment de l’élaboration du dossier de résidence, j’avais inscrit sur la couverture : « Résidence Château des Coudraies » et sur la première page, une idée de titre : « Écrire à point ». Parmi les pistes de travail envisagées, celle-ci : « Mettre à profit le long trajet en transports en commun qui m’attendra depuis chez moi jusqu’à Étiolles pour écrire de courts textes qui serviront peut-être de base à des fictions radiophoniques, et que je pourrais commencer, comme un rituel, par lire aux élèves en arrivant. »
Suivent toutes sortes de propositions à faire pour les ateliers, de notes sur la cuisine, le métier de serveur ou de pâtissier, de références littéraires, une recherche autour du slam puisque c’est une demande spécifique de l’une des enseignantes : faire slamer les élèves. Je ne l’ai jamais fait, je me renseigne, je recopie des textes, des choses à leur faire écouter, visionner, des points de départ et des points d’interrogation… Le carnet fourmille, grossit, imagine la richesse de possibles.
Et puis, la résidence commence pour de bon. Premier jour, au lieu de prendre les transports en commun j’opte pour la voiture, j’habite loin et le trajet en train + métro + RER n’est finalement pas vraiment envisageable, j’ai les mains fixées au volant, embouteillages, peur d’être en retard, dans le carnet rien ne s’écrit. À l’arrivée, je m’écorche à la réalité d’un lieu, au public avec lequel je vais interagir. Trois classes de secondes CAP, un univers dont j’ignore tout. La première rencontre avec les élèves fait voler en éclats toutes les jolies résolutions notées dans le carnet. À l’issue des premières séances, une seule phrase s’étale en diagonale sur la page : « Mais comment je vais faire ?! »
La suite du carnet montre ça : comment j’ai fait.
Des exercices envisagés puis barrés d’un trait (trop compliqué).
Des remises à plat (« En fait, ils ne savent pas ce qu’est une syllabe, repartir de là avant d’expliquer les rimes. »)
Des réflexions sur les comportements des uns et des autres (« Certains sont des électrons libres, n’ont pas besoin qu’on les pousse pour se lancer. Les utiliser comme moteurs. Et tous ceux qui dénigrent, trouvent que c’est nul… »).
Des impressions (« L’adolescence, période où curieusement la curiosité s’amoindrit, se renferme, les corps fatigués de grandir manquent d’énergie, fatigue des transports, problèmes familiaux, vie en foyer… Leur attitude, leur lassitude, tout ce qui se cache derrière. »)
À mesure, des points d’exclamation, en face d’une piste d’atelier : « Ils ont adoré ! » et des pages de plus en plus brouillonnes, parce qu’elles s’écrivent sur le moment même, bribes de textes des élèves recopiées pour le plaisir, choses que je leur montre en direct, raturant une phrase sur la page pour montrer comment l’améliorer, choisir un verbe plus précis, trouver un rythme (« Napper les tables, laver les verres, et puis passer la serpillère… »).
Peu à peu je lâche mes idées préconçues, j’apprends à avancer au jugé, selon l’ambiance du jour, la réactivité à telle ou telle proposition, je suis de plain-pied avec les élèves, ils m’ont adoptée, il a fallu trois mois pour cela mais désormais ça semble gagné, nous échangeons, nous nous amusons même, et les dernières pages sont couvertes d’une écriture presque illisible, à la va-vite : ce sont désormais leurs idées qui foisonnent et que je saisis au vol, puisque eux, ils ne notent rien.