Journal à l’ESCA. L’année commence comme ça...
© Miliana Bidault
À l’ESCA...
C’est la vingt-et-unième depuis le début du siècle.
Je me rends à Asnières, à l’école de comédiens.
D’un côté, je traverse un bout de banlieue résidentielle, où j’ai toujours un peu peur, depuis que j’ai vu un homme armé, un soir (j’invente).
De l’autre, c’est le centre-ville, les rues commerçantes, animées, jolies, pas comme par chez moi dans l’Est de Paris.
J’aimerais tricher dans ce texte, inventer des faits.
Mais je ne le ferai pas.
Ou si peu.
L’année commence comme ça, je rencontre de jeunes acteurs, de jeunes actrices, je leur parle de l’écriture, leurs textes me parlent, je rebondis, je prolonge, j’imagine, ils m’ouvrent la porte.
On parle.
On aère à la pause parce que c’est le Covid.
L’année commence comme ça, la pandémie est toujours là.
D’un côté, je traverse un quartier, c’est de plus en plus propre, de plus en plus propret, vers Asnières, au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Gennevilliers.
De l’autre, on arrive en train, dans une petite ville semblable à tant d’autres, autour de Paris, et même en France.
Les mêmes magasins (ouverts), les mêmes cafés (fermés).
De chaque côté que l’on arrive, on traverse la Seine.
Une fois.
Manhattan apparaît, ou le skyline de Toronto, de Singapour.
La Défense, « notre Ruhr à nous ».
Je pense à tous ces bureaux vides, à tous ces gens « en distanciel », à ces tours inutiles, à ces lumières froides.
Comme un fétiche, un emblème, l’espoir d’un monde d’après qui ressemble au précédent.
L’année commence comme ça, je me rends à Asnières.
Je ne peux en dire plus pour l’instant.
Je marche dans les rues, je passe dans celle où vivait le génocidaire rwandais, qu’ils ont arrêté l’an dernier, il avait choisi la banlieue la plus anonyme, ni cossue, ni populaire : Asnières-sur-Seine.
Je rêve au cimetière des animaux, et au 22 à Asnières popularisé par Fernand Raynaud.
* *
De l’autre côté de la Seine, de l’autre côté de Paris.
Toujours dirigée par le même maire de droite.
A l’Ouest, ça penche vers la Défense, à l’Est, c’est Gennevilliers et « les quartiers », comme on disait dans les années 2000 – maintenant, on parle plutôt de quartiers populaires.
La mairie est monumentale, sculpturale, cubique, on a envie de la conquérir – ou de la garder.
Elle est éclairée en rouge, un reste de Fêtes, l’année commence comme ça.
Les gens boivent des cafés à emporter, mangent des sandwichs.
Le temps vire à la pluie, au froid, à la grisaille, au gris, au vent, à la nuit, à la neige, au redoux, à la tempête, à la lumière qui gagne, c’est janvier qui avance, lentement.
Asnières, sur Seine, puisqu’il faut bien la traverser pour y parvenir.
Je ne connais pas Asnières, ni le cimetière des animaux, ni le 22 dans cette même ville.
J’ai toute l’année pour la découvrir (enfin, jusqu’à l’été).
* *
J’essaie de ressentir quelque chose.
Tant de souvenirs, d’ateliers d’acteurs, de mises en lecture, de comédiennes embauchées pour des voix à la radio, qui m’ont conduit à ce lieu.
J’arrive.
J’arrive.
Je suis là.
Au milieu d’Asnières, il y a l’école, et ces choix de vie, la jeunesse, être acteur – actrice – vivre nos autres vies, être soi tout en étant autre, être autre sans se perdre, revenir à soi.
Ils sont là, les jeunes acteurs, les actrices vibrantes, ou sombres, mal coiffées, grosses, grandes, brunes, blondes, les jeunes acteurs étranges, ils ont tous ce génie en eux, bien particulier, que je rêve de découvrir.
Bienvenue.
* *
Heureusement, eux, ils sont là, la vie, la jeunesse.
Les jeunes.
Leur univers qu’ils m’offrent, leur vie que je rencontre.
* *
La vie continue, malgré le temps qui pèse, la maladie qui gagne les voix des journalistes, des commentateurs, la voix des écrans.
Aujourd’hui, les élèves sourient, ils rayonnent, porteurs de leurs rêves et de leurs malheurs.
Je les écoute.
Je parle un peu.
J’écoute leur vie, scène passée à la va-vite avec un camarade dans l’espoir d’intégrer une école prestigieuse, vocation de sportif contrariée, transformée en acteur, clopes puantes mélangées au sandwich dégueu dans l’haleine de la scène d’amour, strapontin rouge qu’on a envie d’abandonner, à force d’avoir trop attendu.
Ils écrivent sur la vie d’acteur, j’imagine cette vie. Leurs textes éclosent doucement, merveilleusement. Des portes s’ouvrent, un monde sur la vie de chacun.
J’achète un double express à la boulangerie, quand je sors, vite, il est dix-huit heures, j’entre par la sortie car l’entrée est fermée, vite mon goûter. Et je reprends le train lumineux vers Saint-Lazare, constellé de pierres précieuses, les lumières de Manhattan et du nouveau Palais de Justice.
À Saint-Lazare, je retrouve trois acteurs, Leïla part vers le seizième, un autre monde où l’on trouve « des mégots de cigares sur les trottoirs ».
* *
Et moi j’ai tellement mal aux doigts que je n’arrive pas à écrire, à penser.
Je leur dis qu’un seul mot sur la page, et il y a la littérature.
Ils connaissent la phrase de Sarah Kane, « rien qu’un mot sur une page, et il y a le théâtre ».
Je ne me relis pas, je ne sais pas comment cette résidence a commencé, il reste encore tant de jours, jusqu’à l’été, les séances vont se succéder, les groupes d’élèves aussi. Comment sera la lumière dans six mois ? Comment sera le virus ? Que deviendrons-nous, quand nous nous relèverons, quand nous recommencerons à sourire, à visage découvert ?
Haine du monde d’avant, le monde d’après est plus impensable que jamais.