« La poésie est une parenthèse qui exclut toute géographie comptable de lisières. »

image ©Thomas Freteur

Jean D’Amérique est en résidence au lycée Galilée (Paris XIII), en 2019 et 2020. Écrivain, poète et slameur né en 1994 en Haïti, il souhaite s’essayer àl’écriture d’un roman, provisoirement intitulé Soleil àcoudre, qui explorera les thèmes de l’enfance, de l’amour et des violences urbaines dans l’actuel Port-au-Prince. Nous l’avons questionné sur la place qui est la sienne, avec et face aux jeunes qu’il rencontre.
En regard de ces réponses, celles de la professeur qui l’accueille au Lycée Galilée, Isabelle Thomain, seront un bel apport.


Entretien avec Jean D’Amérique

Venir d’Haïti n’est pas anodin, c’est àla fois très loin (géographiquement) et proche (linguistiquement) – comment vous présentez-vous, en général et aux jeunes du lycée, comment leur parlez-vous de votre origine et de votre éloignement ? Vous sentez-vous exilé, voyageur, “vagabond†, ou pas du tout ? Ou encore autre chose ?

Quand on est en France, Haïti est certainement très loin ; quand on est en Haïti, la France est tout aussi une terre lointaine, un « Â pays perdu  » comme on dit dans le parler haïtien. Sur le plan de l’Histoire, aussi bien dans les giboulées d’hier que dans la nuit contemporaine, la langue française est peut-être l’une des grandes blessures qui nous rapprochent, finalement. Heureusement, c’est aussi un outil, comme toutes les langues, donc on peut le retourner ànotre manière et en notre faveur, l’utiliser comme on veut pour travailler, exprimer l’humain et dire le monde. Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis, par exemple, ont lessivé le français avec du savon créole, ils y ont fait surgir le chant singulier de l’espace haïtien, ils l’ont réinventé àpartir de cet imaginaire-là— l’imaginaire étant cette substance qui n’obéit pas aux mots mais les commande.

Qui suis-je ? Qu’on sache que je suis d’abord un être humain, c’est le plus important pour moi, car on a trop souvent tendance àréduire les gens àce qui au final n’est qu’une enveloppe empruntée pour habiter le monde dit moderne de manière pragmatique. Après, oui, je suis écrivain, poète. J’ai commencé àexister àpartir de la poésie. J’ai compris très vite que c’était làma patrie, mon territoire, mon pays et désormais mon origine et mon avenir le plus infini. Et, ce n’est pas une blague, àl’époque je n’avais même pas encore ma carte d’identité haïtienne…

Mon rapport au monde trouve écho dans un concept inventé par Jean-Claude Charles — un immense écrivain dont on se souvient peu : l’enracinerrance. Je parle, j’écris àpartir du petit village de province où j’ai passé mon enfance, àpartir des quartiers populaires de Port-au-Prince où adolescent j’ai connu la violence et appris en même temps le sens humain, la solidarité ; j’écris sans doute àpartir de la rue de La Fleur du Chêne, àpartir des nuits macabres d’où monte le chant des balles, àpartir de ces mêmes nuits où je sors boire des coups àn’importe quelle heure sur les terrasses du Champs-de-Mars, et voilàque je parle du monde, des fractures de l’humain, de sa lumière aussi. Il y a beaucoup de romans sur Paris et New York mais pour moi c’est ça aussi le centre du monde, l’universel. Je suis né en Haïti, j’y ai passé la plupart de ma vie jusque-là, mais je ne me suis jamais senti éloigné de quelque chose, je ne me suis jamais senti loin du monde. En plus, la poésie est une parenthèse qui exclut toute géographie comptable de lisières.

Les ateliers que vous menez durant la résidence au lycée Galilée : comment avez-vous travaillé pour faire écrire les jeunes, comment tout cela se passe-t-il ?

Ce qui mène mes ateliers avant tout, c’est parvenir àcréer une atmosphère où les jeunes peuvent prendre goà»t aux mots, qu’ils prennent plaisir àlire et écrire. Cela vient dès lors qu’ils saisissent l’idée que la poésie, au-delàd’une fulgurance du langage, a quelque chose àvoir avec leur vie, leur existence, qu’elle peut investir l’être et bien souvent le changer, radicalement. Une fois cette perspective posée, le geste de l’écriture peut advenir plus facilement, les exercices deviennent de simples outils qui aident àmatérialiser les choses. Bien sà»r, adolescents et lycéens, ils sont réticents au début, retenus par l’académisme traditionnel qui leur est généralement imposé, ils ont peur de se lancer, mais ils finissent toujours par le faire et s’en réjouissent plutôt. Et puis au fur et àmesure, je mets en marche la mécanique de précision : ils construisent de mieux en mieux une image poétique, leurs esprits prennent conscience de leur élasticité, ils sont de plus en plus capable de voir derrière les mots et d’approcher l’impossible, ils réapprennent le plaisir d’être libre. Ensuite, je travaille sur la mise en voix/mouvement des textes, la lecture àvoix haute, et nous aborderons plus tard d’autres formes qui ont toujours le même but : donner le poème en partage.

En tant qu’écrivain, que se passe-t-il pour vous durant et après ces ateliers, comment le travail avec les participants ce dont vous parlez, influe-t-il sur votre travail, vos préoccupations d’écriture ?

Il y a toujours quelque chose qui se dégage des rencontres, il suffit de vouloir regarder hors de soi. Dans les ateliers, il y a des vies qui s’ouvrent, des histoires qui se racontent, des poèmes que je n’avais jamais rencontrés avant qui s’éclosent, je prends beaucoup de notes dans ma tête dans ce sens-là, je ne les utilise pas forcément tout de suite, mais je sais que tout ça va migrer dans mon esprit jusqu’àfaire naître quelque chose. C’est toujours comme ça, j’écris avec la mémoire des instants comme ceux-ci. Écrire c’est faire tourner nos archives dans un moulin.

Aussi, je travaille àl’écriture de mon premier roman, l’expérience de ces ateliers m’apprend àavoir moins de conflit avec les personnages que je suis en train de façonner et les porter àse réaliser àpartir de leurs propres pulsions, elle m’aide àêtre encore plus patient que d’habitude, plus àl’écoute. Ensuite, plus largement, accompagner ces jeunes lycéens et les voir progresser au jour le jour, c’est exactement comme construire une Å“uvre littéraire : tu la travailles, elle prend forme peu àpeu, grandit, jusqu’àdevenir mature.

Que pensez-vous (ou savez-vous, d’après leurs témoignages) que cela apporte aux participants ?

Il peut être assez éprouvant de tomber sur des gens ne sont pas au courant qu’un immense horizon est àl’affà»t de leurs êtres, et qu’il suffit de faire un petit saut pour y entrer. Un cas assez constant quand j’interviens auprès des jeunes en milieu scolaire. Ce que j’essaie de partager avec eux, c’est la face la plus éclatée de la poésie, c’est-à-dire la possibilité de rêve qu’elle confère àceux qui savent la voir — pour voir la poésie, il suffit de le vouloir, et dès qu’on la voit elle ouvre nos yeux.

Ce que les participants me disent souvent après avoir écrit un texte, c’est qu’ils ne pensaient pas pouvoir le faire. Ils commencent àêtre conscients qu’ils investissent un espace de liberté. C’est intéressant.

Que s’est-il, jusqu’ici, passé d’autre de marquant pour vous, durant cette résidence ?

Sur beaucoup d’aspects, notamment ceux évoqués plus haut, l’expérience est très enrichissante. Mais particulièrement, cette résidence avec les jeunes du Lycée Galilée est un moment très fort pour moi émotionnellement : j’ai pu rencontrer les livres très tard, car il n’y avait pas de bibliothèque àla maison, ni àl’école, ni dans les quartiers où j’ai habité, c’était plus facile pour moi de croiser une arme qu’un livre de poésie. La littérature m’a complètement reconstruit, elle m’a sauvé. Et là, j’anime des ateliers d’écriture… et ces ateliers ont lieu dans le centre de documentation du lycée, donc on est entouré de livres. C’est àla fois étrange et beau, quand je regarde cela depuis le miroir de mon enfance. Frankétienne, une plume qui m’a bouleversé dès mes premières lectures, a écrit ceci :

« Mais, que valent toutes les littératures du monde face àun innocent qu’on assassine ? Que pèsent toutes les bibliothèques des villes entières face àun enfant qui meurt de faim ? Pourtant une seule phrase dans un seul livre peut bien sauver toute l’humanité.  »

En quoi vous êtes senti plus ou moins —ou autrement— d’ailleurs et d’ici, par ces déplacements, par ces échanges ? Et quel déplacement (intérieur) produisez-vous, selon vous, pour et chez les jeunes àqui vous vous adressez ?

Autant je suis d’ici, autant mon cœur est peuplé d’ailleurs. Ma soif émerge partout où coule le fleuve humain. À travers ces jeunes, ce qu’ils racontent, je me reconnais, je vois le reflet de mes blessures s’étaler et la force vive du poème qui les survole. Il n’y a presque plus de distance, car j’essaie vraiment de les rencontrer, d’être autant que possible avec eux. Une fois ce contact humain établi, j’ai le sentiment qu’on se ressemble et les choses se passent plutôt bien entre nous. Il faut avoir, je pense, dans ces genres de situation la décence d’être vrai. Moi je suis tellement habité par la poésie que je veux pas, je ne peux pas, sortir de moi-même, de cet espace poétique vital je veux dire. Cela dit, je ne caricature rien, je n’invente rien qui ne soit pas sincère pour les atteindre.

20 décembre 2019
T T+