Eric Pessan | Les cailloux et les rivières parlent comme les gens qui passent

Les cailloux et les rivières parlent comme les gens qui passent

par Eric Pessan







En lisant Daniel Danis je me suis d’abord rendu compte que je l’avais déjà lu. Je connaissais un texte, « Le pont de pierres et la peau d’images » publié par l’Ecole des loisirs, que j’avais acheté et lu parce que le titre m’intriguait et que j’avais le désir d’écrire du théâtre pour la jeunesse.



MOMO

On ne comprenait pas nos langues.


MUNG

On comprenait nos yeux et nos mains.

On se parlait avec des gestes, avec nos yeux.


MOMO

Un pont.

Ça : un pont.

Ma mère inventait des ponts.

Moi aussi, je ferai des ponts.



J’étais heureux qu’Hélène Frédérick me propose de découvrir un auteur de théâtre. Je lis du théâtre, bien plus que je ne vais voir des représentations. Le texte de théâtre n’est pas une littérature fantôme, embryon du spectacle à venir, mais bel et bien de la littérature, complexe et dense, nourrie de poésies comme de récits, contradictoire. Définir le texte de théâtre serait un exercice fastidieux et vain, ou alors il faudrait s’en tirer par une pirouette : est nommé théâtre un texte publié par un éditeur de théâtre.

Ce qui frappe d’emblée dans les textes de Danis, c’est la langue : elle est puissante, évocatrice, elle ne se pose pas les questions du plateau (ou plutôt : elle inverse le rapport, c’est elle qui interroge le plateau, qui le met au défi de la recevoir), elle est à la fois terriblement concrète et métaphorique. L’oncle de « Terre Océane » est chaman, la langue de Danis l’est également, elle a métabolisé le ciel, la terre, les rivières et les cailloux, elle se tient sur le fil constant de la métaphore tout en n’oubliant pas de nous raconter une histoire : un enfant va mourir, une adolescente cherche son père et l’amour (« Le langue-à-langue des chiens de roche ») pendant que deux cent quarante-six chiens aboient, les présences du réel demeurent fortes et implacables, mais le réel est également le lieu où peuvent se rencontrer les êtres, même si cette rencontre sera toujours trop courte. En ce sens, le théâtre de Danis serait presque optimiste : en survenant la mort met fin à ce que son annonce avait engendré. L’annonce de la mort future accorde une profonde humanité aux individus. Sans cette borne, rien d’intense ne se serait produit.



... et je me rends compte que le passage intensif de Gabriel dans ma vie m’a mis en contact avec les présences du réel, ou en tous cas m’a permis d’être plus réceptif. Comme s’il avait interpellé, au profond de mon cœur, une tendresse oubliée.

Jusqu’aux portes des autres mondes, il m’aura obligé à être attentif à l’autre, à des réels qui me renvoient à mes propres muances.



J’ignore ce qui – dans la langue de Danis – procède de l’invention ou de l’usage d’expressions typiques québécoises, ce qui m’importe c’est que cette langue me surprend, me transporte, capte mon attention. Que cela soit lors des dialogues où lors des passages dont on ne se demande pas s’ils sont didascalies ou à dire, la langue de Danis véhicule de profondes images sans oublier la vraie sensualité du vivant.

Encore plus que dans le roman, la langue est la question centrale de l’écriture dramatique : comment faire parler les personnages pour que cela soit juste sans être plat, beau sans être artificiel. Dans le théâtre, c’est la langue que je cherche toujours, une langue qui échappe au naturalisme comme à l’effet. Danis invente sa langue, même s’il semble vouloir maintenant la dépouiller jusqu’à ne plus en conserver que des lambeaux épars (« La trilogie des flous »).



Du deuxième étage, Gabriel observe l’orage surnaturel. À travers les nuées de brouillard, de verts éclairs illuminent la réapparition des rondelles de merisier sur cette mer blanche fondante.


L’autre belle surprise des textes de Danis, vient du statut de la parole : tout ici est fait pour être dit, que cela soit dialogues, descriptions, pensées, orages, bruits du vent. C’est en en-tête de « Terre océane », il est précisé roman-dit, et je dérobe tout de suite l’idée à Danis. En 2011, je publiais « dépouilles », un texte de théâtre où je souhaitais que les décors comme les déplacements et attitudes physiques des personnages soient dits. C’est exactement mon projet que résume Danis dans sa formule laconique.

Roman-dit.
Je veux reprendre à mon compte cette invitation, parce que – peut-être – le plus important, c’est que chaque livre qui me touche me donne envie d’écrire et que – grâce à cette invitation – une pièce est en train de prendre forme. Encore une fois, donc, tendre un pont.



SIMON

Vos chiens sont malades, monsieur Simard.

LEO

Ils vivent leur souffrance pour s’ouvrir à la beauté de leur âme, mon petit gars. S’ils ont le corps malade, dans leurs yeux, on peut voir leur vitalité intérieure.

Vous ne me les enlèverez pas. Ces chiens-là sont des accidentés du temps, ils sont en contact avec l’invisible.





(Les quatre citations sont extraites de « Le pont de pierres et la peau d’image » pour la première, « Terre océane » pour les deux suivantes, « Le langue-à-langue des chiens de roche » pour la dernière)



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12 février 2015
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