Ryoko Sekiguchi | L’Astringent (2)
Épilogue : l’astringent, ailleurs – lotus, fruits pas mûrs
Un soir de février, au Cambodge, j’étais assise à l’étage d’un restaurant avec deux amis français et une amie à eux, cambodgienne. Il faisait chaud juste comme il faut, et un vent doux s’engouffrait par les fenêtres grandes ouvertes. Nous étions venus dîner et la serveuse nous apporta divers plats joliment décorés de feuilles, graines et fleurs de lotus.
Nous nous régalions de ces mets succulents et le dîner se passait agréablement, nous prenions notre temps. À un moment donné, je remarquai que la Cambodgienne piochait de temps à autre
une fleur de lotus de la main gauche, l’effeuillait de la main droite, et portait les pétales à sa bouche. Voyant ma surprise, elle m’expliqua que ces pétales se mangeaient, qu’ils étaient comestibles. Des fleurs,
bien sûr, j’en avais mangé, mais pas des fleurs de lotus. L’idée de manger de la fleur de lotus, plante si noble pour les Asiatiques, m’excitait.
Elle disait que tout se mange dans le lotus : les tubercules évidemment, mais aussi les tiges, les pousses, les feuilles, les étamines et les graines. Comme les viandes, dont le goût varie selon la
partie de la bête que l’on consomme, ou plus encore, chaque partie du lotus possède un goût, une texture propre, et se prête à des préparations différentes. Pour moi, c’était une découverte. Au Japon, on ne mange que les tubercules et, à de rares exceptions près, les feuilles avec du riz – mais ce plat, quoique exquis, a une forte connotation « bouddhiste ».
Les fleurs avaient une texture légèrement fibreuse, les cellules fraîches s’écrasaient entre les dents. Elles n’avaient pas de goût à proprement parler, si ce n’est une légère astringence.
Les graines fraîches avaient une texture de châtaigne, de tout petits marrons, et laissaient dans la bouche un mélange d’amertume et d’astringence. Pas comme l’astringence du kaki, qui vous coupe
tout appétit si vous mordez dedans. L’astringence des graines de lotus crépitait un instant sur le palais avant de se répandre, comme si la bouche s’enduisait d’une fine couche de vernis argenté, vite estompée, bientôt support d’un autre goût, celui de la fourchetée suivante, ou bien lavée par l’amertume de la bière qui accompagnait notre repas.
Nos amis français jouèrent le jeu pour une bouchée, par politesse ; ils n’allèrent pas plus loin. Nous, les Asiatiques, continuâmes à picorer allègrement ces fleurs et ces graines de lotus. J’évoquai alors le shibumi. Cette amie cambodgienne renchérit que le goût astringent était très apprécié dans la cuisine cambodgienne.
C’est alors que me vint cette pensée : l’astringent, c’est le goût de la liberté. D’abord parce que je voyais consommer sous mes yeux, comme une évidence, des parties de cette plante familière que je n’aurais jamais imaginé pouvoir déguster, ce qui me procurait une
sensation de libération. Surtout, après une bouchée de fleur, vous vous sentez le palais si rafraîchi que le repas peut reprendre à neuf.
Nous nous régalions de ces mets succulents et le dîner se passait agréablement, nous prenions notre temps. À un moment donné, je remarquai que la Cambodgienne piochait de temps à autre
une fleur de lotus de la main gauche, l’effeuillait de la main droite, et portait les pétales à sa bouche. Voyant ma surprise, elle m’expliqua que ces pétales se mangeaient, qu’ils étaient comestibles. Des fleurs,
bien sûr, j’en avais mangé, mais pas des fleurs de lotus. L’idée de manger de la fleur de lotus, plante si noble pour les Asiatiques, m’excitait.
Elle disait que tout se mange dans le lotus : les tubercules évidemment, mais aussi les tiges, les pousses, les feuilles, les étamines et les graines. Comme les viandes, dont le goût varie selon la
partie de la bête que l’on consomme, ou plus encore, chaque partie du lotus possède un goût, une texture propre, et se prête à des préparations différentes. Pour moi, c’était une découverte. Au Japon, on ne mange que les tubercules et, à de rares exceptions près, les feuilles avec du riz – mais ce plat, quoique exquis, a une forte connotation « bouddhiste ».
Les fleurs avaient une texture légèrement fibreuse, les cellules fraîches s’écrasaient entre les dents. Elles n’avaient pas de goût à proprement parler, si ce n’est une légère astringence.
Les graines fraîches avaient une texture de châtaigne, de tout petits marrons, et laissaient dans la bouche un mélange d’amertume et d’astringence. Pas comme l’astringence du kaki, qui vous coupe
tout appétit si vous mordez dedans. L’astringence des graines de lotus crépitait un instant sur le palais avant de se répandre, comme si la bouche s’enduisait d’une fine couche de vernis argenté, vite estompée, bientôt support d’un autre goût, celui de la fourchetée suivante, ou bien lavée par l’amertume de la bière qui accompagnait notre repas.
Nos amis français jouèrent le jeu pour une bouchée, par politesse ; ils n’allèrent pas plus loin. Nous, les Asiatiques, continuâmes à picorer allègrement ces fleurs et ces graines de lotus. J’évoquai alors le shibumi. Cette amie cambodgienne renchérit que le goût astringent était très apprécié dans la cuisine cambodgienne.
C’est alors que me vint cette pensée : l’astringent, c’est le goût de la liberté. D’abord parce que je voyais consommer sous mes yeux, comme une évidence, des parties de cette plante familière que je n’aurais jamais imaginé pouvoir déguster, ce qui me procurait une
sensation de libération. Surtout, après une bouchée de fleur, vous vous sentez le palais si rafraîchi que le repas peut reprendre à neuf.
(Lire un autre extrait de L’Astringent)
Ce texte est extrait de
( livre à paraître aux éditions Argol
en mars 2012,
ISBN : 978-2-915978-79-7).
7 mars 2012