L’Atelier parlé de traduction
Le 29 octobre s’est tenue, aux Laboratoires d’Aubervilliers, la sixième séance de l’Atelier parlé de traduction. L’Atelier est mensuel, il a lieu le mardi précédent le premier vendredi du mois, de 18h30 à 21h. Ouvert à qui veut traduire en parlant, en parlant de traduire. Après trois premières séances consacrées le printemps dernier à la traduction de sonnets de Shakespeare — « traduction, mais » des Sonnets de Shakespeare dans laquelle je suis moi-même engagé, qui, tout au long de ma résidence, fait l’objet de prises de parole mensuelles dans la Mosaïque des Lexiques, revue vivante des Laboratoires d’Aubervilliers —, trois séances ont été dédiées cet automne à la traduction d’un texte proposé par l’un des participants, écrit dans une langue qu’il parle et qu’il peut être le seul du groupe à parler. Après le portugais du poète brésilien moderniste Manoel de Barros, le roumain du postmoderne Nichita Stănescu, c’était le tour de l’italien de Pétrarque — de deux cent soixante ans l’aîné de Shakespeare ! — Un sonnet.
Traduire en parlant, en parlant de traduire : expérience et réflexion. Je l’ai expliqué au début de chaque séance (où se joignent toujours de nouveaux participants), l’Atelier parlé de traduction est pour moi une façon d’ouvrir mon propre atelier de poète traducteur à la conversation. Mon « atelier en ville ». Il ne faut donc pas entendre le mot atelier dans son sens pédagogique seulement, mais aussi dans son sens expérimental — atelier d’artiste — et collectif — atelier de confection. Il rassemble, autour d’une table, devant un grand écran, artistes, écrivains, enseignants, retraités, demandeurs ou non d’emploi, étudiants, résidents d’Aubervilliers ou de plus loin, fréquentant ou pas les Laboratoires par ailleurs. Tous n’ont pas une pratique de la traduction, mais tous ont une pratique ordinaire de leur langue, certains d’une ou plusieurs autres ; tous viennent ici la questionner. C’est cette mutualisation qui m’intéresse. Comme l’écrit François Deck : seule la mutualisation des compétences et des incompétences, en coprésence, fonde un monde (Studium, avec Jacopo Rasmi, Brouillon général, 1er septembre 2019). L’atelier parlé de traduction est un exercice de co-élaboration, un partage des questionnements qui refuse et entend déjouer le face-à-face didactique artiste/public proposé habituellement dans les institutions culturelles et les lieux d’art, quelle que soit la bienveillance dont il se revendique.
Pour un premier tour de table (en fait le seul qui sera digne de ce nom !), j’ai pris l’habitude de poser une question généralement issue de ma pratique de traducteur. Une question de langue ou de langage à laquelle chacun répond à son tour, comme il veut ou comme il peut, se la traduisant s’il le faut. « Vous appuyez-vous sur une troisième langue, lorsque vous passez d’une langue à une autre ? » « Quel français parlez-vous ? Pouvez-vous le décrire ? » « Par le souvenir de quelle langue êtes-vous visité ? » « Le français vous a-t-il, à une occasion ou une autre, fait l’effet d’une langue étrangère ? » « Que faites-vous quand un mot manque ? » Cette dernière question, reformulée par une personne du groupe, je l’avais posée plus confusément, à propos des trous que s’avère présenter la langue elle-même dans sa structure et à partir d’un souvenir : celui d’avoir dû un jour inventer le mot transigeance parce que j’en avais besoin dans un texte. Elle a été l’occasion pour chacun d’évoquer son rapport avec la langue quand elle ne convient plus. Ce premier moment d’échanges, timides au départ, toujours profonds et généreux, « trace un bref portrait de chaque participant, sans forcer la présentation », comme me l’a écrit l’une d’entre eux. Ainsi, quand j’ai indiqué plus haut ce qu’étaient dans la vie les participants de l’Atelier, ce n’est que grâce aux réponses à ces questions que, pour la plupart d’entre eux, je l’ai appris. Je dois ajouter que ces questions et leurs réponses constituent aussi pour moi les éléments d’une enquête parlée, sorte de réflexion collective, sur ce que j’appellerais la traduction ordinaire (comme on parle de langage ordinaire).
Pendant tout ce temps, le texte que nous allons traduire est là devant nous, projeté au mur, en blanc sur noir. Ce que je propose alors, c’est de le regarder. La traduction à proprement parler est précédée d’un moment d’échanges tous azimuts devant le texte. Il s’agit d’observer à la fois ce texte et la langue dans laquelle il est écrit — langue étrange, à ce stade. Retarder le moment de lire. Épuiser voir. Repérer, comparer, s’étonner, en rire. Faire des hypothèses, des esquisses précoces de traduction. Comment le texte est-il fait ? Comment cette langue fonctionne-t-elle ? À propos de tel mot, telle forme, telle tournure, questionner celui ou celle qui a apporté le texte et parle depuis sa pratique, forcément parcellaire, de la langue dans laquelle il est écrit. C’est le moment que j’appelle : fabrication de l’original. Prendre le texte par fragments, la langue par autant de bouts, en raréfier les événements, les rapprocher. De nos échanges laisser peu à peu se faire jour un début de traduction. Parler jusqu’à s’apercevoir qu’on tient la traduction possible, sans doute provisoire, mais à cet instant convaincante, de tel ou tel vers, par exemple le dernier. Décider de la noter et de rentrer dans le texte par cet endroit-là.
Je donne alors à chacun le texte imprimé en noir sur une feuille blanche et fait disparaître le texte projeté blanc sur noir, que je remplace par un écran blanc vierge, où j’inscris immédiatement le fragment que nous venons de traduire en parlant. Puis je propose au porteur de texte de nous dicter, de l’ensemble du texte, une traduction mot-à-mot dans laquelle notre fragment se logera. Le texte, nous avons le sentiment de bien le connaître déjà, mais nous sommes en train de le découvrir dans sa linéarité. La langue, pareil, dans ses articulations particulières. C’est un moment qui va toujours trop vite pour le groupe qui ne peut retenir ses commentaires et objections sur le choix d’un mot, d’une tournure qui n’est encore que par défaut. Nous y reviendrons : il faut descendre le texte vite-vite pour retravailler ensuite dans le français ébauché. Une fois cette esquisse posée, il nous reste généralement un peu moins d’une heure et demie pour traduire, mais… pour de bon ! Discussion très animée. J’y participe et je suis au clavier où j’écris tout ce que j’entends, l’affirmé, le chuchoté, venant de toutes parts autour de la table. Un mot en remplace un autre, revient. Un mot, une phrase tient plusieurs minutes à l’écran, tel autre, quelques secondes. Que reste-t-il d’eux ? L’Atelier parlé de traduction est un rythme ; la traduction, de constantes redispositions. Les mots sur l’écran provoquent des commentaires. La parole distribue des mots sur l’écran. C’est un film dicté par ceux qui le regardent.
Si je devais traduire en anglais le mot traduction dans le nom que j’ai donné à l’atelier, ma préférence irait à translating plutôt qu’à translation, profitant de ce que l’anglais dispose entre verbe et nom, d’une forme susceptible d’insister sur l’événement lui-même. La dernière version de la traduction est celle que nous avons lorsque nous nous arrêtons. L’horaire annoncé dépassé suspend nos échanges. 21 heures, 21 heures 15, la fatigue. Levons-nous, quittons nos places, récupérons un peu avant de nous séparer. C’est comme dans La pluie d’été : les échanges entre l’instituteur et les parents montés en intensité et en complexité sur le cas du petit Ernesto sont tout à coup interrompus par un : « Et autrement, ça va ? »
Tandis que nous partageons un verre et que nous nous restaurons autour du bar des Laboratoires, qu’on bavarde deux par deux, je regarde à l’autre bout de la grande salle nos chaises dérangées et l’écran-texte resté allumé. Pétrarque nous a bien résisté ! Il a fallu échafauder, présumer et sonder à nouveau. Mais qu’est-ce qui nous a résisté ? L’italien du Trecento ? Vraiment ? Une seule d’entre nous pratiquait l’italien, alors qu’importe l’époque pour les autres ! N’importe quel moment de cette langue nous était de toute façon langue étrangère. N’était-ce pas plutôt ce fragment-ci d’italien ? Son dessin propre ? J’ai parlé, plus haut, à propos du texte proposé, d’un « texte écrit dans une langue ». J’ai parlé comme on dit, mais on ne devrait pas dire comme ça, car en réalité, c’est la langue qui est écrite dans le texte. La langue prend une forme dans le texte, cette forme est susceptible de révéler quelque chose de la langue au-delà du texte. Occasions d’italien, de roumain, de portugais, d’anglais (bientôt de russe et d’allemand), débuts de français vers elles. Comment « traduire ce qui est écrit », comme je le préconise à chaque fois ? Comment accepter en traduisant qu’un plus d’explication nous échappe encore ? Comment construire ensemble d’après cette forme susceptible, qui plus nous la scrutons plus se singularise et se déplace ? Comment construire et laisser circuler ? Comment jeter l’échelle après y être monté ? Je regarde les petits rectangles blancs laissés sur la table : on devine à peine le sonnet imprimé dessus à cette distance. Entendez-le comme vous voulez : on ne traduit jamais que des textes.
Pascal Poyet.
Textes, traductions, notes, transcriptions de moments d’échanges, photographies : toutes les séances de l’Atelier parlé de traduction sont documentées sur le site des Laboratoires d’Aubervilliers.
Prochaine séance : le mardi 3 décembre de 18h30 à 21h.
Exceptionnellement, elle aura lieu à la Maison des langues et des cultures d’Aubervilliers - 43 rue des Postes, 93300 Aubervilliers - à quelques pas des Laboratoires d’Aubervilliers : merci de réserver sur ce lien.