Une semaine plus tard, je suis encore là...
J’écoute, j’écoute, les histoires de mammas juives tunisiennes qui vivent dans le même immeuble, chacune à son étage, l’histoire du père breton et de son fils aimé, leur participation à un championnat régional de pétanque, j’écoute, j’écoute, l’histoire de la petite souris qui vivait ligne 7, à Censier-Daubenton, et qui voulait tant voir le métro aérien, mais qui tomba dans la Seine, dégringola du haut du pont de Bercy, depuis une rame lancée à pleine vitesse. J’écoute, j’écoute. J’entends l’histoire de Dimitri, son enfance près de Paris, l’homophobie et le racisme subis à l’école, au lycée, en prépa, j’entends celle de Guillaume, l’adolescence empêchée, les mots blessants d’une mère, les garçons qui dérangent les filles, frappent les autres gars ou les respectent, mais pas lui Guillaume, le respect n’est pas pour lui, pas là, pas maintenant. J’entends les histoires des garçons, l’histoire de Tom et celle de Diego, mais non, Diego n’a rien écrit depuis la dernière fois. Je vois cette maison au jardin débordant, édénique, je vois le fleuve Amazone qui l’emporte au bout de l’horizon, nos corps qui flottent, qui dérivent, à travers le temps. J’écoute l’histoire d’Achille et celle de son grand-père, né en 1920, maudite année, le grand-père Léon, conscrit en 1939, je vois les champs de Bourgogne sous le soleil de l’été 20, il y a cent ans. Mon esprit reconstruit, prolonge les histoires ou allume des questions. Bonne question. Frida Kahlo n’a jamais peint que pour poser des questions (c’est ce que j’ai entendu l’autre jour dans cette pièce à elle consacrée, que je suis allée voir masqué, à l’heure où les théâtres rouvrent – la sociabilité post-pièce est comique, drolatique, on ne reconnaît pas l’actrice, démaquillée, à nouveau sous son masque).
J’entends, j’entends, les phrases des uns et des autres, je regarde leurs regards sur moi, je monologue sans trêve, je dis les choses en désordre, est-ce qu’ils reçoivent quelque chose ? Est-ce que c’est intéressant, tout ça ? Est-ce que je ne suis pas une parodie de moi-même, après tant de semaines d’atelier ? Après tant de visages, de voix, de corps, d’histoires écoutées ?
J’entends sans me lasser.
Je rentre brisé.
Assis, dans le métro, après tant d’heures, tant de récits.
Je passe ligne 2 à La Chapelle, je repense à l’histoire de Martin, habitant de ces contrées, enfant il jouait au foot avec ses copains dans les emprises SNCF au bout de l’impasse du Curé, personne ne venait dans son quartier enclavé, sur le mur de l’impasse était écrit « la religion est une impasse », les gosses gravissaient à toute allure le mur penché et se retrouvaient sur les voies ferrées. Les trains passaient en sifflant vers le Nord ou vers l’Est. C’était le début des années 2000. Martin et ses copains jouaient dans l’entrepôt de la Sernam désaffecté. Ils n’avaient pas encore construit la ZAC Pajol, ni installé un vaste bar à bières pour tous les bobos de ce quartier, le dernier à être réhabilité. On ne venait pas dans son quartier, dit Martin. On n’y venait que pour le McDo et pour la CAF. Ces quelques rues, au bout du 18ème arrondissement, entre les voies du Nord et de l’Est, n’appartenaient qu’à eux, longs fleuves métalliques qui les enserraient, écrit joliment Martin. Il y avait l’odeur du grec, du thaï, de l’africain, du chinois, de tous les bons plats à moins de dix balles de la ville-monde. Et l’odeur de l’urine, chauffée l’été. Et celle du crack qui ressemble à du chlore, les drogués s’installaient ligne 12, en juillet ils remontaient jusqu’à la station Abbesses, Martin n’a jamais compris pourquoi, sinon ils squattaient vers Marx-Dormoy. Le crack a une odeur, je ne savais pas. Les drogués sont toujours là, ils se réunissent dans les jardins d’Éole, que Martin vit construire. « On avait un nouveau parc dans le quartier, un grand parc, c’était magnifique ». Histoire de Gavroche, de Poulbot, ces mots désuets, pour lui, Martin, expert de ce petit bout de Paris. J’attends la suite.
Brisé, oui, mais pas oublieux.
La voix de Martin est moelleuse, quand il lit le charme se produit.
Martin était enfant acteur, il a joué dans une dizaine de longs-métrages.
Vingt-cinq ans, l’école d’acteur, et les films qui attendent, j’espère. La carrière qui continue, le charme des récits, et d’une voix.
Aujourd’hui, j’ai reçu la première vidéo d’élève, la belle Sarah et son texte sur le temps qui passe.
Je marche dans Paris, Paris revit, la ville luit, le ciel est si bleu, le soleil si jaune, l’air si pur, encore frais après tous ces jours de pluie. Je regarde tout. Les gens qui font la queue dehors au labo à Gambetta. La femme qui cherche avec son téléphone le point relais, que je dépasse, j’entre dans la boutique récupérer ce clavier envoyé par ebay avec lequel je tape now, elle entre derrière moi, elle aussi a un colis à récupérer, dans cette épicerie précaire qui sent bon l’Inde, et qui fait point relais. Je regarde tout. Les garçons. Les corps. J’avance dans le métro, il fait frais, il fait bon. Dedans. Dehors, c’est la lumière, l’élévation. J’aime quand Paris ressemble au Moyen-Orient, ces femmes orientales, juives ou arabes, vieilles, qui pestent contre Hidalgo. La voûte verte des arbres du boulevard. Les jardinières luxuriantes pleines de détritus. Les corbeaux discrets, avec le beau temps. Les pigeons et les goélands aussi. La rue claire, droite, scintillante. Le café à emporter que je prends toujours, pas le temps d’essayer les terrasses. Les légumes du Naturalia – les poireaux fins et leur nuée de moucherons. L’escalier de la cité, du square. Et puis re-métro. Changer à Père-Lachaise, descendre à Opéra. Marcher rue Scribe, dans la splendeur de cette vieille cité, dans l’étreinte des murs crème, dans la puissance des siècles de patrimoine historique, architectural, pictural, c’est l’ordonnancement. La gloire de Paris et du boulevard des Capucines, des hôtels cinq étoiles, comme des généraux – le Scribe aux lettres d’or, le Grand Hôtel où je ne suis jamais allé. La traversée du boulevard clairsemé. Les employés qui fument une clope, boivent un café. Dehors, tout le monde dehors. Et puis la rue Scribe, encore, large et vide, viennoise. Le magasin de vêtements, une fille voilée, une femme chinoise, la ville-monde est de sortie, les clients asiatiques sont revenus, mais pas encore la foule, l’horreur de la consommation. Sur la terrasse des Galeries Lafayette, derrière l’Opéra, de minuscules humains, là-haut, à contempler Paris, à eux. Ils sont posés, debout, comme des virgules, sur le toit. Farandole, ronde des humains là-haut à regarder. C’est cette image là, ces clients du magasin en admiration sur le toit-terrasse, qui font que Paris revient. Paris est de retour, tout doucement d’abord, puis de plus en plus fort, avec un grondement magique, une effloraison qui ne durera que quelques jours. Avant la lassitude et le bruit. Nous ne sommes que quelques clients, quelques visiteurs dans ce quartier habituellement bondé, nous sommes lundi, il fait beau, la pandémie s’éloigne, semble s’éloigner comme s’éloigne la vague, offrant un instant de présent. Je marche. Je quitte ce quartier. Je monte dans l’autobus 68. Il traversera la Seine, limpide. Mais avant, il descend l’avenue de l’Opéra. Je regarde la petite fille assise devant moi, aux yeux azur. Je regarde un beau garçon sur une terrasse, exténué, encombré de tant de jeunesse, de force, au Ruc Univers (désormais Café Ruc). Le bus attend un peu, les bouchons sont revenus, les embarras de Lutèce comme revient la pluie. Changez de bouchons, proclame une publicité qui vante Lyon en TGV. On passe. Le Louvre. Cette folie. Je n’étais pas revenu là depuis des mois. Oui. Il y a bien un palais immense, vertigineux, au cœur de Paris. On passe, on roule doucement. Il faut bien profiter, admirer. A gauche, la pyramide de verre, la cour du Louvre, la pierre sculptée. A droite, l’arc de triomphe du Carrousel, et son quadrige qui s’élance, non pas vers l’ouest mais vers le palais, comme à contresens.
Nous passons trois secondes dans l’axe, l’axe sacré, l’obélisque de la Concorde apparaît.
Le ciel est bleu. Le soleil jaune. L’air pur. Les terrasses sont ouvertes jusqu’à 21h00 et plus tard, sur la porte d’un restaurant, j’apprendrai qu’à partir du 9 juin, on pourra dîner à l’intérieur. Le couvre-feu sera à 23h00. Nous réapprenons le plaisir, nous goûtons ce qui nous blasait, nous indifférait, nous rendait fâchés même, mécontents d’un rien, agressifs. Nous prenons un café en terrasse. C’est tout.
Alors le bus traverse la Seine, très claire. Puis il longe le quai Voltaire, au si joli nom. Voltaire est né pour désigner un quai, pour que ce nom aille avec l’autre. On longe, bien sûr, le musée d’Orsay. La gare d’Orléans où aboutissaient les trains jusqu’en ... 1960 ?
Orsay fermé, le Palais de la Légion d’honneur aussi. Et remonter la rue du Bac. Et aller saluer mon amie I. qui vend ses tableaux dans une galerie louée – Edward Hopper vécut à l’étage, en 1906. Ça c’est le royaume de Paris, ses histoires, ses fracas et son argent, l’effort que chacun y a laissé. Pour contribuer à la beauté et à la joie, à cette image, à cet archétype : Paris in June (demain, c’est juin).