"Toute expérience esthétique produit des sémaphores que chacun peut lire comme il l’entend"



Peux-tu nous livrer quelques souvenirs forts des interventions live de cette résidence ? Quel en fut l’apport personnel, as-tu senti quelque apport collectif ?

J’ai organisé 7 soirées à La Java, entre mars et octobre, selon l’objectif fixé, à savoir programmer des écrivains, des poètes, des musiciens, des performers, sur une scène historique des nuits parisiennes, devant des publics peu habitués à ce genre d’interventions. Une manière très explicite de poursuivre en live le travail mené dans la revue Java que j’ai codirigée de 1989 à 2006. Après un démarrage un peu poussif, une trentaine de personnes à la première soirée, ce « Spit refait la Java » a trouvé son rythme, son public, c’est devenu une sorte de rendez-vous pour un public manifestement heureux de découvrir l’univers de la poésie action (appelons ça ainsi…) et de sentir ce phénomène de friction sur scène entre des genres a priori peu compatibles. Ainsi a-t-on pu voir sur la même scène des écrivains, des poètes, des performers aussi différents que Charles Pennequin, Frédéric Dumont, Emmanuel Adely, Jérôme Game, Anne-James Chaton, Suzanne Doppelt, Antoine Dufeu, Valentina Traïanova, Laure Limongi, Chloé Delaume, Lucille Calmel, Frank Smith, Christophe Fiat, Antoine Boute, Gwénaëlle Stubbe, etc., des duos écrivains-musiciens (Espitallier / Toeplitz, Maestri / Nicolas, Felix J / Artaud, Suel /Mirlan, Meunié / Akchoté, Sivan / Pigot, Barbaut / Djulle Jay, etc.), avec des groupes de rock (Enob, Madmohamed and guests), ou des musiciens venus de tous horizons (Jive Biquette, Olivier Pasquet, Florent Nicolas, etc.), un poète en chanteur punk (David Sillanoli) dans un groupe punk (Les Toutes), sans oublier le duo parodique hilarant Jaune Sous-marin, ou la performance des Sœurs Martin en vraies fausses chanteuses de variété, etc. Foisonnement, distorsions, rencontres, bords à bords ou fusion improbables. Avec, aussi, un déplacement des perspectives qui fit découvrir la poésie action à des publics venus écouter du rock, la performance à des publics littéraires, la musique électronique à des punks, la noise à des amateurs de poésie, etc.

As-tu fait des rencontres marquantes – lors des rencontres publiques ?

Des gens qui n’avaient jamais entendu parler de poésie action (et quasiment pas de poésie !), par exemple, sont parfois venus me voir pour me faire part de leur enthousiasme, de leurs interrogations, de leurs surprises. C’est vraiment ce qui m’intéresse dans ce genre de dispositif ; sortir de cette logique toujours un peu démoralisante : « les poètes parlent aux poètes ». Il y eut aussi de belles rencontres entre artistes, ce qui était l’un des objectifs de mon projet. Par exemple, c’est au cours de l’une de ces soirées qu’Eric Meunié a voulu tenter une expérience sur scène avec le guitariste Noël Akchoté. Cette expérience, cet essai, a été à l’origine d’une collaboration qui, depuis, se poursuit. J’ai moi-même essayé quelque chose de nouveau dans un duo basse-batterie-bande son avec Kasper Toeplitz, présenté comme une expérience, un essai, ce que nous n’aurions jamais pu faire sur une autre scène, bien sûr.

Ton écriture a-t-elle bougé, a-t-elle été remise en cause – en quoi- durant ces déplacements ?

Je ne sais pas comment ni où ça peut bouger, l’écriture ; il est en tout cas trop tôt pour le dire. J’ai appris, en revanche, à envisager la scène différemment, surtout ce genre de scène multimédia. Plus prosaïquement, je dois avouer que l’allocation de résidence m’a permis de travailler avec davantage de sérénité. J…˜ai pu d’ailleurs terminer un livre qui était en chantier depuis trop longtemps et qui sortira chez Pocket en octobre 2011, et en écrire un autre, pour les Editions Al Dante, pendant le temps de cette résidence, créer une pièce sonore pour une commande, etc. Cet aspect-là n’est certainement pas négligeable quand on fait le choix de vivre de sa plume.

Généralisant quelque peu sur ce point, ce nous semble une question cruciale et complexe que pose la notion de résidence : quel est ton rapport à l’autre dans l’écriture (et pendant l’écriture) ? quelle est ta perméabilité au monde, à l’environnement, aux aléas, aux évènements ?

Vaste question en effet. Le rapport au monde est toujours un rapport à ce qui le représente, lui donne du sens, le prend en charge (ou tente de le faire), le raye, le complexifie . Un rapport à la langue. Et aussi, comment mettre à distance ce monde, pour le regarder dans les yeux, le rendre visible, le déchiffrer en le chiffrant. Comment s’y articuler. Évidemment, sur cette question, on pourrait y passer la nuit. Ce que je veux dire, dans le cadre de ce qui s’est produit à la Java, c’est qu’écrire c’est aussi écrire dans un espace esthétique, culturel, historique donné. L’écrivain (l’artiste) est d’abord un lecteur, il va piquer à droite à gauche, réinventer ses propres outils au contact des outils des autres, affine ses propres trucs, en invente d’autres, entre en collision avec d’autres écritures, d’autres grammaires formelles, etc., donc, en fonction de ça, oui, j’ai tiré quelques leçons, non pas d’écriture, mais de dispositifs scéniques, de façon de travailler. Pistes, questionnements, remise en jeu, etc. De toute façon, toute expérience esthétique produit des sémaphores que chacun peut lire comme il l’entend, interpréter, etc. Ce fut aussi ce qui m’a profondément marqué à la faveur de cette résidence.

Jean-Michel Espitallier

1er octobre 2010
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