Joël

Le lundi 19 septembre, dès le premier atelier, tu es là.
Une casquette bleu sombre, un visage émacié. Je viens voir, dis-tu en souriant.
Ton auteur préféré : Michelet. Et tu le lis sur le trottoir pendant que ta casquette forme un autre recueil aux pièces d’un euro.
Tanneur dès l’âge de 14 ans, pompier pendant 14 ans.
Chaleureux et cassant à la fois, je sais tes yeux qui devinent sous les petites lunettes fines.
Quarante-huit ans, des poussières, tu écriras plus vite que le monde en marche autour.
Malgré la moue, souvent, et le doute, parfois, au moment où je lance la proposition, rapidement le stylo Bic entre tes doigts n’a plus un seul repos, comme une course dont le succès ne dépend que de ta volonté, une course que tu dois gagner.
Je comprends : coûte que coûte, contre un rival encore absent.

Tu as mal aux reins, tu es là pour ça. Ta bouteille d’eau jamais loin sur la table.
Dans la ville, quelque part t’attendent ton local et ton chat. L’animal est nourri par des amis.
Tu répètes que tout ça est temporaire, tu répètes que tu as hâte.
Te donner l’occasion de te livrer ainsi, au plus près de qui tu es, et malgré ce qui ressemble à une pudeur presque orgueilleuse, je suis heureuse de ça.
Je me dis que l’atelier, oui, est un baume pour certains, aussi une échappée vers soi.
Moqueur, souvent cynique : tu te protèges de la fragilité qui fuse sous le crayon et nous saute aux oreilles au moment des lectures.
Te révéler sans te montrer, te cacher derrière les failles, apparaître entre les brèches pour disparaître aussitôt sous la visière de ta casquette, tu sais très bien jouer à ça.
Et dès que tu le peux, comme à ta rive préférée, tu abordes l’enfance : tout t’y ramène de façon surprenante, quelle que soit la proposition faite à l’atelier.
Tu ruses, renard, pour atteindre ton but.
Ainsi sur du papier fin à carreaux bleus, écris-tu un soir, entre deux lundis, ce texte lumineux, que tu as intitulé Michèle, du prénom de cette petite fille rencontrée au détour d’une botte de foin en été.
C’est un honneur, tu sais. Cette confiance, comme un abandon de tes premières résistances.
Texte saisi, donné le lundi d’après, cadeau discret qui s’échange entre nous. Tu ne veux pas qu’on le lise à voix haute.
Au fil des pages, je découvre le début d’un roman d’initiation.
Sur mon ordinateur, je crée un dossier à part : Textes Joël.
Peu à peu, en moi germe l’idée d’un travail en commun. Je ne sais pas encore tout à fait quoi.
Peu à peu, c’est en fonction de tes goûts, de tes désirs, de ce que tu aimes ou pas écrire que je prépare les séances de l’atelier, me tracassant de leur pertinence.
Je m’en cache, de ça.
Et peu à peu se dessine l’enfant que tu as été : léger, le pantalon court insouciant, la belle béatitude face à l’été qui éclaire la route. Garçon aimé, choyé, protégé des incertitudes de la vie par des parents heureux (trop peut-être ? hasardes-tu) au cœur d’un appartement labyrinthique.
Où le soleil, à cette époque-là, ne pouvait pas se passer de toi.

Tu as de plus en plus mal au dos. Tu fais des examens. Tu parles d’une sciatique. Je ne sais pas ce qui est vrai ou bien dissimulé (à toi, par toi, par d’autres ?). Tu as du mal à rester assis sur les chaises en bois jaune clair. Je me mets en quête d’un fauteuil plus confortable.
Coûte que coûte, contre une rivale encore absente.
Pendant l’atelier, dès que quelqu’un parle à voix haute et te distrait de la seule écriture, tu maugrées, presque agressif de temps à autre.
En me remerciant, tu évoques ta petite amie : elle lit tes textes sur Remue.net.
Derrière l’écran de son ordinateur, une jeune femme amoureuse qui t’attend depuis longtemps déjà découvre l’enfant que tu as été et dont tu ne lui as peut-être jamais parlé depuis qu’elle te connaît.
Tu ne veux pas lire tes textes devant tout le monde, tu préfères que je le fasse.
Tu me corriges si je bute sur un mot. Tes textes, tu les connais par cœur.
Je songe à te parler de ce projet d’écriture que nous pourrions envisager, quelque chose du côté de ta vie avec mouvements, entre réel et fiction, je ne sais pas vraiment, il faudrait en parler, réfléchir, voir ensemble.
Je me dis que tu ne seras pas d’accord.
Tu inventes tout un tas de devinettes dont certaines nous sont obscures.

En février, même du fauteuil confortable, tu n’en veux pas.
Tu commences à ne plus venir à l’atelier, tu es fatigué, tu sors peu de ta chambre. Tu fais des allers-retours à l’hôpital.
Le 12 février, tu écris un conte, ton dernier texte : La bohémienne et son sosie.
Coûte que coûte, avec la rivale cette fois.
Le vendredi 2 mars, en fin de soirée, tu n’es plus là.
Le lundi 12 mars, just keep going, malgré nous.

1er avril 2012
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