Dans un train pour Moscou, 01 | ReÌ gis de Sa Moreira & Laura

DANS UN TRAIN POUR MOSCOU
22h15

José, 43 ans
Marie-Jo, 24 ans

José

Merde, c’est tiède. C’est vraiment trop demander que d’avoir un barman compétent ? Pas de dessous-de-verre et le comptoir colle en plus ! Première classe ? Merci du cadeau.
Et ça beugle, et ça beugle… C’est bourgeois mais ça ne sait pas se la fermer.
Interdiction de fumer… le cauchemar.
C’est taché par terre. Whisky ou café ? Je veux pas savoir en fait. Je m’emmerde, ça fait 2h00, j’ai plus rien à lire. Pas de réseau. 102 euros le billet pour des fenêtres rayées et du parquet flottant… L’arnaque.

Marie-Jo

Je dois avoir l’air d’une pute. Je suis sûre que j’ai l’air d’une pute. C’est ces talons à la con. J’arrive à peine à marcher avec. Encore une vodka et y a des chances pour que je me vautre en retournant à ma couchette. Je les enlèverai, je m’en fous. Personne me connaît ici de toute façon. Ça fait du bien putain. Qu’est-ce qui m’a pris de jouer dans cette série de merde. Je voulais juste faire plaisir à ma mère et maintenant je peux plus mettre le nez dehors sans qu’on me prenne en photo ou qu’on m’appelle Tatiana. Saloperie de prénom. Fallait que ça fasse russe, j’imagine. Pour un personnage russe, c’est mieux. Mais il doit bien y avoir d’autres prénoms en Russie. Avec un peu moins de a. Ou qui fasse un peu moins pute.

José

Ah. Elle, elle a l’air normal. Pas de fourrure, pas de sac à main croco… enfin une prolo, je me sens moins seul. Elle a la mâchoire carrée, c’est pas mal. J’aime bien les filles masculines. Les dindes qui se parfument à l’eau de javel et qui ont un ovale parfait à la place du visage, c’est quelconque. Elle dégage quelque chose de louche, m’enfin vu l’ambiance, ça m’étonne pas. Les femmes avec des traits marqués et un fort tempérament, y’a que ça de vrai !

Marie-Jo

Oh merde y en a un qui m’a repéré. En même temps y a que des couples à part moi, il a pas trop le choix. Pourvu que ce soit pas un Français, pourvu qu’il me connaisse pas, pourvu qu’il m’appelle pas Tatiana. Il a pas l’air d’en être à sa première vodka lui non plus. Plus rouge, t’exploses. C’est sûrement un Russe. Il doit se demander ce que je fais là, s’il est encore capable de se demander quelque chose. Si je lui disais, il me croirait sans doute pas. Faudrait déjà qu’il comprenne le français. Ou que je parle russe. Ou qu’au moins je sache dire en russe « J’en avais marre de tourner dans des décors minables à Saint-Denis, j’ai voulu voir à quoi Moscou ressemblait vraiment. » J’étais bourrée aussi d’accord. Et je venais de me faire larguer. Et je pouvais plus supporter qu’on m’appelle Tatiana au Carrefour Market ou qu’on me prenne en photo dans le métro.

José

Elle sait se battre, j’en suis sûr, elle a pas besoin d’un homme. En fait, elle aime pas les hommes. Elle est maçon, ou juge. Elle a pas beaucoup de copines, elle préfère une bonne bouteille, une clope et un bouquin. Elle porte des robes seulement quand il fait trop chaud, pas pour attirer qui que ce soit. Elle marche avec le dos courbé, les mains dans les poches, peut-être… Elle sait pas marcher avec des échasses, elle préfère les bonnes vieilles baskets de sport. Elle se mouche pas en silence. Elle braille comme un camionneur.
J’ai trop bu, j’arrête. Je commence à devenir bizarre.

Marie-Jo

J’ai envie de faire l’amour. C’est la vodka, c’est sûr. J’aurais dû prendre une soupe. Ils boivent de la soupe les Russes ? Vu le froid, y a des chances. C’est quand même pas moi qui vais aller voir ce type pour lui demander de faire l’amour. Il est trop rouge. Il est trop russe. Et en plus c’est pas comme si je pouvais partir juste après. Sauter d’un Paris-Moscou en pleine nuit, on a déjà eu des meilleures idées. Je suis bonne pour rester seule dans ma cabine et apprendre mon putain de texte. Tatiana ne s’est pas fait larguer elle, elle est pas seule comme une conne dans un train pour Moscou, elle boit jamais en plus. Mais elle fait l’amour tout le temps. Elle espère que Bruno va quitter sa femme, ses enfants et sa pizzeria et qu’ils vont partir ensemble à New York. Ouvrir une autre pizzeria, faire d’autres enfants… Comment on dit gerber en russe ? Ça y est j’ai trop bu. J’enlève mes talons et je fonce me coucher. Pourvu que le Russkoff explose pas sur mon passage. Demain Moscou, putain ! En attendant, dodoff.@)

José : Laura (ML 77)
Marie-Jo : Régis de Sa Moreira

13 juin 2016
T T+