Tolstoï à Stalingrad, par Laurent Binet



Le Messager : (...) Alors les vaisseaux grecs se glissant adroitement autour d’eux les frappent ; les coques se renversent, et la mer disparaît sous un amas d’épaves et de cadavres sanglants ; les rochers du rivage regorgent de morts, et toute la flotte des barbares s’enfuit en désordre à force de rames, tandis que les Grecs les frappent comme des thons ou des poissons pris au filet et leur cassent les reins avec des tronçons de rames et des fragments d’épaves. Des gémissements mêlés de sanglots s’entendent au large sur la mer jusqu’à l’heure où la sombre face de la nuit les déroba au vainqueur. Mais la multitude de nos pertes, quand je prendrais dix jours pour en faire le détail, je ne pourrai en venir à bout. Jamais, sache-le, une telle quantité d’hommes n’a péri en un seul jour.
La Reine : Hélas ! un immense océan de maux a déferlé sur les Perses et sur toute la race des barbares.
Le Messager : Sache-le bien, cela n’est pas encore la moitié de nos malheurs. Une pénible calamité s’est abattue sur nous, deux fois plus lourde que celle que je viens de dire. (...) Il y a devant Salamine une petite île (...). C’est là que Xerxès envoie ses hommes, afin que, si des naufragés ennemis essayaient de se sauver dans l’île, ils pussent aisément massacrer les soldats grecs et sauver les leurs en les recueillant dans le détroit marin. Il lisait mal dans l’avenir ; car dès que le ciel eut accordé à la flotte grecque la gloire de la victoire, ceux-ci, le jour même, couvrant leur corps d’armes d’airain, sautèrent hors de leurs vaisseaux et cernèrent l’île entière, de façon que les nôtres ne surent plus où se tourner. Ils furent en effet accablés d’une grêle de pierres parties de la main de l’ennemi, tandis que les traits lancés par la corde de l’arc ravageaient leurs rangs. Enfin, s’élançant sur ces malheureux, les Grecs les frappent et les taillent en pièces jusqu’à ce qu’ils les aient tous exterminés. Xerxès alors devant cet abîme d’infortunes éclata en lamentations. Il était en effet sur un siège d’où il avait vue sur toute l’armée ; c’était une colline près du rivage de la mer. Il déchire ses habits, pousse des cris aigus de douleur, fait soudain passer un ordre à l’armée de terre et se précipite dans une fuite éperdue. Voilà le désastre que tu as à déplorer (...).


(Les Perses, Eschyle)

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Aux origines de la littérature, ou presque, on trouve une catastrophe. En 480 av. J.-C., les Grecs coalisés emmenés par Athènes anéantissent la flotte de Xerxès Ier, roi des Perses, à la bataille de Salamine.
Huit ans plus tard, en 472, Eschyle fait jouer sa pièce, Les Perses, qui est aujourd’hui, rescapée des innombrables pièces perdues au cours des siècles (vous savez que sur près de cent pièces écrites par Eschyle, seules sept sont parvenues jusqu’à nous, et c’est la même chose pour Sophocle...), la plus ancienne tragédie connue.
Ce qui est fascinant, dans Les Perses d’Eschyle, c’est que l’histoire aurait pu et aurait dû logiquement être racontée du point de vue des Grecs, puisque Eschyle est grec et que sa pièce s’adresse à un public grec. Mais il a pensé manifestement qu’il était plus intéressant de présenter l’événement du point de vue de l’ennemi, c’est-à-dire sous l’angle de la défaite. Ce qui constitue l’un des plus grands exploits militaires de la Grèce antique, la formidable victoire de Salamine, par un renversement de point de vue, est racontée comme une défaite, une « calamité », un « désastre ».
Parce qu’elle suscite la terreur et la pitié, la catastrophe a fondé l’un des plus vieux et des plus nobles genres littéraires, la tragédie.
Parce qu’elle pousse l’humanité à s’interroger sur ses conditions d’existence (ce qui pourrait être une définition de la littérature), la catastrophe a vocation à être racontée.

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La catastrophe a vocation à être racontée. Mais comment ? Aux tragédies ont succédé des romans, aux romans des films, et parallèlement, des témoignages, des essais, des documentaires…
L’intitulé même du sujet qui nous réunit aujourd’hui suggère une division - et, naturellement, une opposition - entre deux grands systèmes de narration que seraient d’une part le récit des témoins et d’autres part le récit de fiction. Pour aller vite, nous aurions d’un côté Si c’est un homme de Primo Levi, L’Espèce humaine de Robert Antelme, Être sans destin d’Imre Kertesz, ou encore les Mémoires de Jan Karski, et de l’autre, La Liste de Schindler de Steven Spielberg, Les Bienveillantes de Jonathan Littell, L’Origine de la violence de Fabrice Humbert, ou le Jan Karski de Yannick Haenel…

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Je vais maintenant vous lire un deuxième extrait qui va me permettre de poser le problème un peu différemment.
Vie et Destin, de Vassili Grossman, est pour moi l’un des plus grands romans du XXe siècle. L’action y est centrée sur Stalingrad mais déborde de beaucoup la bataille pour former une fresque terrible et je le considère (je ne suis pas le seul) comme le Guerre et Paix de la Deuxième guerre mondiale (ce qui, comme vous allez le constater, a son importance).
Dans cet extrait, l’un des personnages principaux, Krymov, un commissaire politique idéaliste et sentimental, est venu visiter les lignes de front à Stalingrad et il s’entretient avec un général après avoir donné une conférence devant des soldats.
L’extrait se trouve chapitre 54, 1re partie, p. 220, Le Livre de Poche :

« Puis Gouriev (le général) se mit à expliquer pourquoi les journalistes écrivaient si mal sur la guerre.

— Ils restent planqués, les fils de pute, de l’autre côté de la Volga, ils ne voient rien de leurs propres yeux et après, ils écrivent. Si quelqu’un les reçoit bien, ils parlent de lui. Prenez Léon Tolstoï, il a écrit Guerre et Paix et voilà cent ans qu’on le lit et on le lira encore dans cent ans. Et pourquoi ? Il a fait la guerre lui-même, il y a pris part, et il sait de qui il faut parler.

— Permettez, camarade général, dit Krymov, Tolstoï n’a pas fait la guerre de 1812.

— Comment ça ? demanda le général.

— C’est tout simple, laissa tomber Krymov. Tolstoï n’était pas encore né au moment de la guerre contre Napoléon.

— Pas né ? (Gouriev reposa la question.) Comment ça : « pas né » ? Que voulez-vous dire ?
Et ils entamèrent une discussion passionnée. C’était la première fois qu’une discussion suivait une conférence faite par Krymov. Et au grand étonnement de Krymov, il ne parvint pas à convaincre son interlocuteur. »

Il y a dans ce passage une ironie, une profondeur et une malice tout à fait savoureuses qui permettent d’exposer, à mon avis, toute la complexité et peut-être aussi l’absurdité du problème.
Un général reproche aux journalistes d’être trop loin du front pour pouvoir donner au monde un témoignage fidèle sur la réalité de la guerre. Pour savoir de quoi on parle quand on parle de la guerre, il faudrait avoir combattu, il faudrait l’avoir vécue, et le général prend l’exemple de Tolstoï. Or, Tolstoï est justement un magnifique contre-exemple puisqu’il n’était pas né en 1812, au moment de l’invasion napoléonienne.
L’ironie de ce passage est redoublée par le fait que l’auteur, Vassili Grossman, est justement l’un de ces journalistes que critique le personnage, puisqu’il a suivi l’armée rouge pendant toute la durée du conflit en tant que correspondant de guerre, et c’est ce journaliste qui donne la parole à un soldat qui critique les journalistes.
L’ironie ne s’arrête pas là : de fait, le personnage oppose Grossman à Tolstoï, alors que Tolstoï est manifestement l’écrivain dont Grossman s’inspire le plus. Et ce n’est pas fini : alors même que Grossman pourrait se targuer d’une forme de supériorité sur Tolstoï, puisque lui, au moins, a assisté (même si c’est d’un peu trop loin pour le général) au conflit qu’il dépeint dans son roman, Grossman, en quelque sorte, reconnait la supériorité de Tolstoï dans l’erreur même du général, dans son incapacité à admettre l’incroyable vérité, à savoir que Guerre et Paix, ce monument littéraire, n’a pas été écrit d’après nature. Le roman de Tolstoï dégage une telle puissance de vérité qu’il semble inconcevable que l’auteur n’ait pas vécu les événements qu’il raconte. Tolstoï pas à Austerlitz ? Tolstoï pas à Borodino ? Impossible, puisque en le lisant, le lecteur, justement, a l’impression d’y être.
L’ironie ultime serait, bien sûr, que ce dialogue soit lui-même totalement fictif, purement inventé par Grossman, mais je n’ai pas réussi à le savoir. (Ce que je sais, c’est qu’il y a bien eu un général-major Gouriev à Stalingrad qui commandait la 39e division des fusiliers de la Garde et que, par une coïncidence là encore assez ironique, il y eut aussi un général-major Gouriev du temps de la guerre de Napoléon, qui fut présent à Borodino...)

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La question soulevée par le général Gouriev est celle de la légitimité : peut-on parler correctement de ce qu’on n’a pas vu ? Cette problématique ne recoupe pas exactement l’opposition témoignage-fiction que j’ai préjugée d’après l’énoncé de cette rencontre. En effet, Grossman, tout comme Tolstoï, et même si, contrairement à Tolstoï, il a été témoin des événements qu’il raconte, a décidé, avec Vie et Destin, d’en faire un roman, d’écrire une fiction. C’est aussi le choix de Jorge Semprun, par exemple. C’est aussi, d’une certaine manière, celui d’Eschyle, qui a participé à la bataille de Salamine (et à celle de Marathon) en tant que soldat.
Inversement, Claude Lanzmann, ou le père Desbois qui recense les crimes des Einsatzgruppen en Ukraine, ont fait œuvre de témoignage sans avoir été témoins eux-mêmes, selon le principe même du travail documentaire.
Un témoin peut donc décider d’écrire une œuvre de fiction ; un non-témoin peut faire œuvre documentaire. L’opposition posée par le général soviétique substitue vécu/non vécu à témoignage/fiction. Il n’est pas rare, d’ailleurs, de rencontrer des auteurs ayant pratiqué les deux : Grossman, pour commencer, a rédigé des Carnets de guerre passionnants, il a tenu un journal de guerre et a co-élaboré le Livre noir avec Ilya Ehrenbourg, premier compte-rendu d’importance sur l’extermination des Juifs. Semprun, dans L’Écriture ou la vie, renonce à la fiction (il rend leur nom véritable, notamment, à des personnages qu’il avait fictionnalisés dans ses livres précédents) et inversement, Primo Levi a écrit un magnifique roman, Maintenant ou jamais, sur l’épopée de partisans russes, qu’il qualifie de « plausible mais imaginaire ». La cloison qui sépare témoignage et fiction n’est donc pas étanche, sans compter les œuvres dont le statut est ambigu (le statut des livres de Malaparte est discuté, et celui d’Être sans destin d’Imre Kertesz n’est pas clair non plus en raison d’une instance énonciative équivoque : est-ce le vieux Kertesz qui parle ? Ou le jeune ? Ou un narrateur fictif avec qui il partage une expérience commune ?...).
Il ne s’agit donc pas de discuter la légitimité d’un mode de récit par rapport à un autre, mais de discuter la légitimité de l’auteur : vécu, non vécu, témoin ou pas.
Ceci dit, le dialogue génial de Vie et Destin clôt le débat à peine celui-ci est-il lancé. L’exemple de Guerre et Paix prouve sans appel que non, on n’a pas besoin d’avoir vécu un événement pour le raconter.
Il semblerait donc que je vous parle depuis dix minutes d’un faux problème, inexistant ou déjà réglé depuis longtemps.

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Mais vous savez comme moi où nous sommes, vous savez comment se dit « catastrophe » en hébreu, et vous savez qu’avec cette catastrophe unique dans l’histoire des hommes que fut la Shoah, tout est toujours plus compliqué, parce que tout est plus sensible, parce que tout est plus horrible.
Il nous importe peu, dans le fond, de savoir si l’empereur Hadrien de Marguerite Yourcenar ou l’empereur Commode de Ridley Scott sont très conformes à leur modèle historique. (Attention ! Je ne dis pas que ce n’est pas une question intéressante ; pour ma part, ce sont des questions qui m’intéressent beaucoup. Je dis juste que, l’un dans l’autre, ce n’est pas très grave.) Pour de nombreuses raisons, il n’en va pas du tout de même avec Auschwitz. Avec Auschwitz, il est capital de savoir à quoi s’en tenir. Il en sera peut-être différemment dans quelques siècles ; il en va peut-être différemment sur d’autres continents ; mais pour nous, européens du XXIe siècle, il ne saurait y avoir d’approximations à propos du scandale suprême, de l’inconcevable catastrophe que fut Auschwitz. Et, dans ce cas, la question m’apparaît légitime : faut-il avoir vécu Auschwitz pour le raconter dans un récit ?
Je n’ai pas de réponse à cette question, je pense que non, ce n’est sans doute pas obligatoire, mais je sais, en tout cas, que moi, je ne me suis pas senti autorisé à le faire, alors même que le sujet de mon livre pouvait largement le justifier, puisque HHhH raconte la carrière et la mort d’Heydrich, chargé de la question juive par Göring dès 39, créateur des Einsatzgruppen, chef d’Eichmann, officiellement chargé de la Solution finale en 41 par le même Göring (dans le fameux document appelé l’Endlösung) et président de la conférence de Wannsee en janvier 42 où devait se décider le recours systématique aux chambres à gaz. Le lancement des camps d’extermination en Pologne portera d’ailleurs le nom de code « Aktion Reinhard », en hommage à Reinhard Heydrich, son planificateur. Malgré toutes ces « bonnes raisons », si j’ose dire, je me suis contenté, dans mon livre, d’un chapitre de moins de dix lignes décrivant l’arrivée d’un train s’arrêtant devant les grilles d’Auschwitz. Il s’agissait pour moi, avec ce micro-chapitre, de signifier, de façon d’ailleurs assez lourde, que je ne voulais pas entrer à Auschwitz. Ici, j’ai ressenti pleinement la question du vécu : n’ayant pas vécu Auschwitz, je ne me sentais pas légitime pour en parler, ou tout du moins pour écrire un chapitre dans un récit qui, même s’il n’était pas une fiction, se présentait comme un roman.
Personne ne songerait à suspecter Jorge Semprun de racolage ou de putasserie : son vécu le protège, et c’est bien normal. Mais nous, écrivains qui n’avons pas vécu ce que nous essayons de raconter, somment plus exposés à cette critique, et je trouve ça tout à fait normal aussi. Dès l’instant que nous touchons, de près ou de loin, à la question de la Shoah, nous marchons sur des œufs, l’obscénité nous guette. J’ai lu, de temps à autre, ce type de commentaire lapidaire, à propos de mon livre ou de celui d’autres écrivains, qui disait en substance (en général sans nous avoir lus) : « Encore un qui se fait du fric sur la Shoah ! » Et pour être honnête, c’est aussi quelque chose que moi-même j’ai pu penser à l’égard de tel auteur ou tel réalisateur (ou du moins, sans penser en terme de « fric », il m’est arrivé de suspecter une instrumentalisation de la Shoah pour faire du sensationnalisme). Charlotte Lacoste a écrit un livre extrêmement intéressant, Séductions du bourreau (PUF), qui aborde ces questions de voyeurisme, de complaisance, d’opportunisme malsain, qu’elle relie à une tendance systématique au bidonnage historique chez ceux qu’elle appelle avec mépris les « fictionneurs ». Elle n’y va pas avec le dos de la cuiller puisqu’elle rapproche Les Bienveillantes d’un genre cinématographique répertorié, le nazi porn, ou porno nazi. Je vous recommande chaudement la lecture de ce livre à l’intelligence et à la pugnacité extrêmement stimulantes. Pour vous donner une idée de la radicalité de ses positions, elle trouve Claude Lanzmann trop indulgent...
Par ailleurs, j’ai souvent eu l’occasion de débattre avec Fabrice Humbert lors de rencontres du type de celle qui nous rassemble aujourd’hui et, presque à chaque fois, il a rappelé l’obsession de légitimité qui l’animait pendant l’écriture de son livre, L’Origine de la violence, son souci de faire preuve de tact, tout simplement, ainsi qu’un tenace sentiment d’imposture. Je partage ces trois préoccupations et c’est pourquoi je n’ai pas voulu rentrer dans Auschwitz, mais lui a choisi de placer son héros à Buchenwald et bien sûr, je n’ai pas l’outrecuidance d’affirmer qu’il a eu moins de tact que moi ; aussi bien est-ce moi qui n’ai pas eu le courage de me frotter à quelque chose dont je ne me sentais pas capable, ou bien tout bêtement mon récit tel que je le concevais ne nécessitait pas une scène de camp de concentration... Ailleurs, j’ai raconté, comme Littell l’a fait dans son livre, les massacres de Babi Yar à Kiev en septembre 1941. Et si j’estime l’avoir fait avec moins de complaisance que lui, en essayant de faire preuve de la plus grande sobriété possible, j’ai bien conscience que ce type d’appréciation est désespérément subjectif.
En définitive, on pourrait dire à propos de la Shoah comme à propos de n’importe quel sujet que, bien sûr, on peut tout raconter, à la manière que l’on veut, si cela est fait avec justesse : au lecteur ensuite d’apprécier ce degré de justesse. Mais je dois dire, pour ma part, que je me sens plus touché par Primo Levi que par Steven Spielberg (alors même que Spielberg est un maître dans l’art de ménager ses effets et par là de susciter des émotions), par Vassili Grossman que par Jonathan Littell, par Marie-Claude Vaillant-Couturier témoignant à Nuremberg que par Meryl Streep dans la série américaine Holocauste, par Jan Karski que par Yannick Haenel, etc. : j’avoue que je donne une prime au vécu. Je ne dis pas que j’ai raison, c’est peut-être un hasard, ou une position de principe chez moi teintée de mauvaise foi qui oriente mon appréciation, je n’en sais rien, mais je sais que l’expression d’un vécu m’émeut toujours plus... Je pense que, quel que soit le choix de recourir ou non à la fiction, il y a une supériorité du vécu, particulièrement irréductible dans le domaine ultra-sensible qu’est celui de la Shoah.

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Dans le cortège d’horreur et de drames de la deuxième guerre mondiale, il y a cependant un épisode qui ne peut être raconté par ceux qui l’ont vécu puisque aucun n’y a survécu : c’est l’épisode de la chambre à gaz, et je voudrais terminer par l’examen de ce cas-limite. Sur le moment décisif de l’extermination, il n’y a et il ne peut y avoir aucun témoignage « vécu ». Les prisonniers affectés aux chambre à gaz, les Sonderkommandos, sont ceux qui ont frôlé le plus près cette expérience, mais ils ne l’ont pas directement éprouvée. Parmi ceux qui l’ont vécue, personne n’a survécu pour pouvoir la raconter de l’intérieur.
S’agit-il pour autant d’une expérience indicible ? En théorie, non. Rien n’interdit d’imaginer une scène de chambre à gaz. La fiction est là pour ça. Mais qui s’y risquerait ? En général, on ruse avec ce moment-clé : dans Amen, de Costa-Gavras, on nous montre l’officier allemand regarder par le judas ce qui se passe dans la chambre pendant le gazage, et l’horreur de la scène est représentée par le mouvement de recul de l’Allemand, horrifié par ce qu’il voit. Ce qui est représenté à l’écran, c’est le regard sur l’horreur, et non l’horreur elle-même. Dans La Liste de Schindler, on se souvient de la scène où les Juifs se retrouvent sous la douche : les spectateurs s’attendent à assister à un gazage mais surprise ! c’est une vraie douche, et c’est de la bonne eau chaude qui sort du plafond. Effet garanti. Cette scène a fait beaucoup de bruit. Claude Lanzmann s’est indigné et nombreux sont ceux à l’avoir trouvée indécente. Et pourtant Spielberg n’a pas osé franchir le pas : il n’a donné à voir qu’une fausse chambre à gaz. Peut-être est-ce cela, d’ailleurs, au fond, qu’on lui reproche : avoir instrumentalisé le moment du gazage pour en tirer un effet facile. Avoir un peu trop rusé avec la chambre à gaz. Ceci dit, le fait que même Hollywood semble reculer devant l’obstacle en dit long sur la quasi-impossibilité à représenter la scène.

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Et pourtant, quelqu’un l’a fait. Je voudrais conclure par une ultime lecture. Il s’agit encore d’un extrait de Vie et Destin (deuxième partie, chapitre 48, p. 519-523). Une femme médecin de 58 ans, Sofia Ossipovna, a été déportée. Elle est conduite à la chambre à gaz. Pendant le trajet, elle a pris sous son aile un petit garçon orphelin, David.

« David vit la porte se fermer : l’acier de la porte se rapprocha doucement, progressivement, de l’acier du châssis, puis ils se fondirent, ne firent plus qu’un.
David remarqua que quelque chose de vivant avait bougé derrière le grillage, en haut du mur ; il crut d’abord à un rat, puis il comprit que c’était un ventilateur qui s’était mis en marche. Il sentit une faible odeur douçâtre.
Le bruissement des pas s’interrompit, on n’entendait plus que quelques paroles indistinctes, des plaintes, des cris rares et brefs. Ils n’avaient plus besoin de paroles et les actes n’avaient plus de sens ; les actes sont orientés vers l’avenir et il n’y avait pas d’avenir dans la chambre à gaz. Les mouvements de la tête et du cou chez David ne firent pas naître en Sofia Ossipovna le désir de regarder ce que regardait un autre être.
Ses yeux, qui avaient lu Homère, la Pravda, les Aventures de Huckleberry Finn, Mayne Reid, la Logique de Hegel, ses yeux qui avaient vu des hommes bons et mauvais, des oies dans la campagne de Koursk, des étoiles à l’Observatoire de Poulkovo, l’éclat de l’acier chirurgical, la Joconde au Louvre, des tomates et des navets sur les étalages des marchés, les eaux bleues du lac Issyk-Koul, ses yeux ne lui étaient plus d’aucune utilité.
Elle respirait, mais respirer était devenu un dur travail et elle s’épuisait à faire durer le dur travail de respirer. Elle aurait voulu se concentrer sur sa dernière pensée malgré les cloches qui sonnaient dans sa tête ; mais elle n’avait pas de pensée. Sofia Ossipovna, les yeux grands ouverts, était aveugle et muette.
Le mouvement de l’enfant l’emplit de pitié. Son sentiment pour David était si simple qu’elle n’avait plus besoin de paroles et de regards. L’enfant respirait encore mais l’air qu’on lui donnait n’apportait pas la vie, il la chassait. Sa tête se tournait, il voulait encore regarder. Il voyait les corps s’affaisser par terre, il voyait les bouches ouvertes, des bouches édentées, des dents blanches, des dents couronnées d’or, il voyait un filet de sang qui coulait du nez. Il vit des yeux curieux qui observaient l’intérieur de la chambre à gaz par un judas ; les yeux contemplatifs de Rosé avaient croisé le regard de David. Et il aurait eu besoin de sa voix, il aurait demandé à tatie Sofia ce qu’étaient ses yeux de loup. Et il avait besoin aussi de ses pensées. Il n’avait eu le temps que de faire quelques pas dans la vie ; il avait vu les traces de pieds nus dans la poussière chaude, à Moscou il y avait Maman, la lune regardait d’en haut et les yeux la voyaient d’en bas, l’eau dans la bouilloire chauffait sur le gaz ; le monde où courait une poule décapitée, le monde où il y avait le lait du matin et les grenouilles qu’il faisait danser en les tenant par les pattes de devant, le monde l’intéressait encore.
Pendant tout ce temps des mains fortes et chaudes étreignaient David, l’enfant ne sentit pas ses yeux devenir aveugles, son cœur vide et creux, son cerveau morne et noir. On l’avait tué et il avait cessé d’être.
Sofia Ossipovna sentit le corps de l’enfant s’affaisser dans ses bras. Elle était à nouveau séparée de lui. Dans les mines, les animaux témoins, les oiseaux, les souris, meurent sur le champs en présence de gaz dangereux. Ils ont de petits corps et le garçon au petit corps d’oiseau était mort avant elle.
« Je suis mère », pensa-t-elle.
Ce fut sa dernière pensée.
Mais son cœur vivait encore : il se serrait, souffrait, vous plaignait, vous, les vivants et les morts ; des vomissements jaillirent, Sofia Levintone serra contre elle David, poupée sans vie, et elle devint morte, poupée. »

Évidemment, Vassili Grossman n’a pas vécu la scène. Mais le fait que sa propre mère soit elle-même morte dans une chambre à gaz explique sans doute, selon moi, pourquoi et comment il a trouvé la force, l’imagination et le talent nécessaires pour raconter de façon aussi bouleversante cette scène impossible.



10 mai 2011
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