Dans le ventre de la baleine

Dans le ventre de la baleine
Retour sur une expérience d’atelier



Sur un baleinier au large de l’Australie, une troupe de passagers est prise en otage par des pirates malais. Contre toute attente, le chef des pirates, un certain Jacklet, exige qu’on lui raconte l’histoire de Moby Dick (son propre exemplaire est tombé à l’eau !). Si les otages racontent bien, Jacklet leur laissera la vie sauve… Mais aucun d’eux n’a lu le roman de Melville. Aussi vont-ils devoir recomposer, à plusieurs, un récit dont ils ignorent la fin.

Tel est le résumé d’Achab et moi, une fable sur la difficulté de conter.

Il y a toujours un moment, quand on raconte une histoire un peu longue, un peu dense, où on ne sait plus ce qu’on raconte. La densité de l’histoire fait perdre le fil du récit. De même, il y a toujours un moment, quand on répète une pièce, où on ne sait plus ce qu’elle raconte. Il faut guetter cet instant, souvent le même où l’on se demande quelle idée absurde nous a pris de monter cette pièce !

Ce moment est arrivé, comme il se doit, tandis que je répétais Achab et moi avec vingt-cinq élèves de seconde du lycée Georges-Brassens et leur enseignante Aurélie Balay. L’attribution hasardeuse des salles fit que nous étions, ce jour-là, non pas dans notre lieu de répétitions habituel, mais dans une salle de classe dont nous avions poussé les tables et les chaises. Dans ce cadre scolaire, répéter une fable maritime tourna au défi. Sur les visages des lycéens, gagnés par la lassitude de redire leurs sempiternelles répliques, on pouvait lire cette interrogation : « Ça sert à quoi au fait, le théâtre ? »

Puis les personnages ont pris corps. Ou plutôt, les lycéens ont pris corps en eux. Le tableau noir s’est élargi aux dimensions d’un fond de scène. Nous sommes montés sur le plateau − un vrai, celui du théâtre Paul-Éluard. Les costumes aériens d’Aline Ehrsam, la scénographie épurée de Caroline Amar, les lumières, enfin, ont ajouté l’étoffe des rêves aux mots des comédiens. Sur les visages souriants d’après la représentation, on devinait qu’ils avaient répondu, en eux-mêmes, à la question fatidique.

J’eus un aperçu de leur réponse en lisant, quelques jours plus tard, ce qu’une lycéenne, Soline, avait écrit sur son expérience : « Le théâtre libère de sa timidité, on devrait en faire comme on fait des mathématiques… Euh en fait, les maths c’est un mauvais exemple puisque personne n’aime, je dirai l’art ! Bien que le théâtre soit un art aussi. Quelque chose qu’on aime, qu’on fait pour s’évader. L’art nous évade, c’est ça. »

Quand on monte une pièce, il faut toujours en passer par l’inutilité du théâtre. Ce moment où l’on voudrait jeter le texte par-dessus bord. Parce qu’on ne s’évade bien que quand on a senti les murs se rapprocher, le ventre de la baleine se refermer sur nous.


Stéphane Michaka

16 juin 2011
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