Il est temps qu’il soit temps.

"Il est temps qu’il soit temps", je voudrais faire mienne cette phrase mais je la rends àson auteur, Paul Celan. Oui, il est temps qu’il soit temps et pour en parler, de ce grand temps que j’attends, pour en parler et avant d’en venir àcette résidence au sein de l’association Le Refuge àParis, ces ateliers avec les jeunes du Refuge, que j’anime depuis juin 2013, je vais faire un détour par un film, un beau film.

C’est un film que j’ai eu la chance de voir an avant-première, il n’est pas encore sorti en salles. Ce film c’est Orlando Ferito de Vincent Dieutre. Je ne vais pas le raconter, ce serait fastidieux et difficile, tant ses strates sont nombreuses. Je peux dire que ça se passe en Sicile, àPalerme le plus souvent, qu’on y voit des marionnettes (pupi) et des images venant du net et de la télé, que des corps s’effleurent et que ça pense, beaucoup, ça regarde le monde, le monde extérieur et le monde en soi, ça réfléchit, ça travaille (comme on dit du bois qu’il travaille), ça résiste.

Car la catastrophe n’est pas àvenir, elle est là, elle a déjàcommencé, nous dit Vincent Dieutre dans Orlando Ferito. Il n’y aurait plus d’êtres humains mais "des engins lancés les uns contre les autres", et ce serait trop tard, peut-être. Cette catastrophe d’aujourd’hui serait beaucoup plus efficace (car perverse et puissante) que les grandes catastrophes du XXe siècle. Cette nouvelle catastrophe serait horizontale, rhizomatique, cynique, elle éteindrait les Lumières pendant qu’elle allumerait la télévision, et surtout, elle ne dirait pas son nom.

Dans un article paru en février 75 et intitulé "Le vide du pouvoir en Italie", Pasolini annonçait cette catastrophe, ce nouveau fascisme paralysant, aveuglant, issu de la société de consommation et des "mass-média", se nourrissant d’ignorance et de confusion. Dans cet article de tragédie morale et personnelle, Pasolini, pour illustrer son propos, racontait la disparition des lucioles (àcause de la pollution) dans les campagnes italiennes. Pasolini, àcette époque, qui est aussi l’époque de son film Salo, n’avait plus d’espoir et que celui qui n’a jamais désespéré lui jette la première pierre. Comme s’il prophétisait son assassinat àvenir, Pasolini décrétait la fin de l’espérance politique.

En 2009, en France, Georges Didi-Huberman publie Survivance des lucioles, Eva Truffaut offre le livre àVincent Dieutre, c’est le départ du film mais aussi son prolongement : dans le film Eva est la voix pensante, la narratrice, celle qui conduit les paroles de Didi-Huberman et de Vincent, voix grave, magnétique, voix de nuit. Comment ne pas penser au couple Pier Paolo (Pasolini) / Maria (Callas) ? Ici se joue la même danse sous une forme inversée : visage sans voix de Maria dans Médée, voix sans visage d’Eva dans Orlando.

Didi-Huberman répond au pessimisme de Pasolini, ne lui oppose pas un optimisme béat mais propose "un pessimisme organisé". C’est autour de ce pessimisme organisé que Vincent Dieutre compose son Orlando (les engins lancés les uns contre les autres deviennent de singuliers engins lancés tout contre les autres). Si les lucioles ont disparu -et c’est un fait- comment peut-on déclarer la mort de leurs survivances ? Ne reste-t-il pas la mémoire de ces lucioles, cette mémoire ne brille-t-elle pas ? Si le désir n’est plus ce qu’il était, pouvons-nous décréter qu’il est décédé ? Que faire des corps ? Des corps vivants, des jeunes et des moins jeunes ? «  Organiser le pessimisme signifie, dans l’espace de la conduite politique, découvrir un espace d’images. Mais, cet espace des images, ce n’est pas de façon contemplative qu’on peut le mesurer. Cet espace des images que nous cherchons, est le monde d’une actualité intégrale et, de tous les côtés, ouverte.  » Walter Benjamin.

Les marionnettes de Vincent Dieutre racontent la vieille Europe qui se meurt mais n’est toujours pas morte. Charlemagne et Roland / Orlando combattent toujours, même s’ils ne reconnaissent plus les territoires d’antan. Charlemagne et Orlando sont perdus quand Berlusconi, goujat et vulgaire, fait attendre sur le perron Angela Merkel, devant les caméras du monde entier, alors qu’il est àson téléphone portable. Orlando / Roland ne sait plus où sont les frontières, les limites, il cède àla fatique, àla dépression, àl’àquoi bon. Mais sur la scène du petit théâtre des Pupi, arrive un jeune garçon sous forme de marionnette, c’est Luciolino. Dieutre n’est pas du genre àdonner dans l’angélisme mais ce jeune Alcibiade va réveiller Orlando, va le sortir de sa torpeur, un peu comme si le désir était contagieux. C’est l’Europe des 28 qui se penche sur l’Empire carolingien ; c’est le rap, la pop qui rencontrent la chanson de geste, c’est l’iPhone versus les grimoires.

Pendant ce temps àLampedusa, dans le réel comme on dit, dans la "vraie" vie, des bateaux remplis de Luciolino arrivent et affluent, partout en Italie et en Europe de petits Luciolino et Luciolina naissent et apparaissent. Que peut-on leur dire ? Que c’est trop tard, que c’est fini ? Qu’il faut s’installer dans la perte et ne plus bouger ? Non, les lucioles n’ont disparu qu’àla vue de ceux qui ne sont plus àla bonne place pour les voir émettre leurs signaux lumineux. Et Vincent Dieutre nous fait voir ces lucioles, parce que le cinéma est fait pour ça, pour conjuguer l’Autrefois avec le Maintenant. Même si elles rasent le sol, même si elles n’émettent que des signaux bien faibles, elles sont là, les lucioles, partout dans nos nuits, dans Palerme et ailleurs, de l’autre côté de nos fenêtres, dans Google, sur le net, elles remuent point net, etc. Suffit d’imaginer et d’ouvrir les yeux.

Orlando Ferito est un film dont le regard est certes blessé (étrange mélange de mélancolie et de rage, "la rabbia") mais résolument ouvert. On ressort de ce film en se disant que si la catastrophe est là, la guerre n’est peut-être pas perdue. Et pour gagner cette guerre, il faut peut-être d’abord changer les images, changer le regard porté sur ces images, déjouer leurs prodiges, percer leur pouvoir. Je pense àcette habitante de Lampedusa, magnifique femme, belle comme Anna Magnani, qui rappelle dans le film que nous autres spectateurs de télévision, quand nous voyons les images des bateaux accostant la nuit, chargés de ceux qui fuient et qui émigrent, clandestinement, nous ne voyons que détresse, malheur et pauvreté. Or àLampedusa, quand les caméras des journaux télévisés sont éteintes, malgré l’épreuve de la mer et de la mort, c’est la joie souvent, c’est l’espoir fou et la grande joie, car ils arrivent en Europe et ils le savent, d’une certaine façon ils sont sauvés, ils le savent, c’est comme ça qu’ils le vivent. Peut-on les blâmer de penser ainsi ?

Des Luciolino et Luciolina, il n’en arrive pas qu’àLampedusa. Ici en France ils sont nombreux. Certains s’arrêtent au Refuge, se posent quelques semaines ou quelques mois, avant de s’envoler ànouveau. Et s’il était encore temps, pour eux, surtout pour eux mais aussi pour moi, pour Vincent Dieutre, pour Eva Truffaut, etc. ? Et si les lucioles survivaient, autrement mais là, sous nos yeux ? Mes Luciolini, ceux du Refuge, ils s’appellent Sitan, Javanshir, Samuel, Michel, Gildas, Mehdi ou Adjar, ils ont entre 18 et 22 ans... Il faudra que je parle d’eux...

14 février 2014
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