Covid et méridien provisoire
Cher Patrick,
Tu me demandes une petite note pour remue.net… le confinement, le covid, comment je vis et vois tout cela…
Voilà sept mois que j’ai entamé ma résidence d’auteur Ile de France — seule / comme une poule avec un jambon à l’os.
Il y a sept mois, et même disons dix, voyons voir…
Que puis-je t’en dire ?
La validation de la Région est tombée en févier ou tout début mars, je ne sais plus, mais c’est juste avant le premier confinement qui me sépare brutalement de l’équipe et du public de la Maison de la Poésie. Qui explose aussi tous les autres projets, les ateliers en cours.
En mars : abasourdie, je suis dans l’impossibilité d’écrire.
De faire émerger ma propre voix, ni même quelques fragments de pensées.
Avril : un de mes yeux me lâche une fois encore et, passée l’opération, je dois rester tête baissée, le regard fixe — le moindre mouvement oculaire me zébrant le cerveau de douleur.
Alors, avec ma compagne, la monteuse Rym Debbarh-Mounir, je me tiens, m’accroche au son, écoutant les modulations de la ville, captant l’environnement proche, notre quotidien et son prosaïsme, et composant avec « ça » ce que nous appelons des poèmes documentaires — des architectures sensibles mêlant captations de notre quotidien amoureux, présent médiatique (ce qui nous parvient de « l’actualité » dans notre enfermement) et des fragments philosophiques, sociologiques, artistiques / un poème final venant à chaque fois ouvrir la construction et non la clore.
A ce moment-là, je ne peux que suivre une intuition : j’ai besoin de travailler la parole de l’archive, les voix du poème.
Albert Einstein relate : « J’étais assis sur une chaise au Bureau des brevets de Berne quand tout à coup une pensée m’a frappé : Quelqu’un qui est en chute libre ne sent pas son propre poids. J’étais saisi. Cette simple idée m’a fait une impression profonde. Elle m’a poussé vers la théorie de la gravitation. »
Je ne suis pas Einstein, on est d’accord !
Mais une question me pose et me hante à laquelle je n’aurais sans doute jamais de réponse : qu’est-ce qui nous mène, nous guide vers nos « solutions » ? Qu’est-ce que cet au-delà de la conscience ? Bref ! Je sais/sens que nos tressages sonores sont une manière d’être seules/ensemble et de communier.
Sortie de confinement.
Le joli mois de mai ne fait fleurir aucun sentiment de soulagement, de libération.
Et puis voilà juin,
l’été vraiment radieux, sa lumière qui tranche dans l’épaisseur de nos désastres, et moi qui ai du mal à me prendre pour moi, j’ai la chance d’obtenir pour quelques semaines un bel et grand atelier prêté par Anis Gras, le lieu de l’Autre à Arcueil — si grand que, parfois, je me sens honteuse d’être aussi en paix et de demeurer assise, la plupart du temps, à une si petite table dans un si grand espace.
Je reprends mes recherches picturales autour de la hantise.
L’écriture disparaît de plus en plus de mes palimpsestes / n’est plus que traces, empreintes dansantes et trébuchantes dans les plis, les couches de papier.
Je peins à l’oreille.
J’attends sans le vouloir de « commencer » ma résidence (sous-entendu entre moi et moi : pour une fois que tu as des sous pour écrire, merde alors, bouge-toi !)
et c’est seulement mi-juin que j’attrape la première lettre de mon Abécéd’Air, le G de Génie, dans une solitude enfin désirée. Après l’immobilisme, la sidération, je veux rendre hommage à la vie.
Relier visible et invisible.
Corps et esprit.
Puisque aucune douleur n’est incorporelle, dit Merleau-Ponty, je veux soigner, au sens de rétablir, l’incarné dans le corps des mots.
Depuis, sept lettres sont en ligne.
Impactées, inspirées, nourries, empreintées, imbibées… de quoi ?
D’une rentrée vaillante chargée de déni solaire.
Des Profanations d’Agamben et du Travail de la viande de Liliane Giraudon.
De retrouvailles en terrasse — disparaissant aussi vite qu’un génie ayant exaucé un souhait et se lavant les mains des conséquences.
D’un deuxième confinement.
De Pour une histoire de l’imaginaire de Lucian Boia.
Du cancer laminant mon chat chéri.
De la consolation brûlante de Stig Dagerman et du Livre rouge de Jung.
Du plaisir de se faire une auto-autorisation de dépassement de couvre-feu.
Nota bene copié/collé sur le site du CNRTL : Couvre-feu > P. ext. et au fig. > Étouffement de l’intelligence, des aspirations légitimes ; déclin ou fin de quelque chose qui représentait une valeur collective.
S’ajoute, à tout ce vrac,
Le bonheur, depuis novembre, de pouvoir mener à nouveau avec deux classes de collège des ateliers d’écriture et de retrouver des corps, d’entendre un flot de respirations. [(Thématique du Fantôme – est-ce qu’on croit aux fantômes ou sont-ce les fantômes qui croient en nous ?)(Tu ne sais pas encore, cher Patrick, qu’avec ma classe de 5e du collège Montgolfier, les premières voix spectrales répondent aux fantômes de Spoon River !)]
Et une pointe d’agacement aigre quand je m’entends trop fort me réjouir / comme si je me devais d’être reconnaissante à notre gouvernement de n’avoir pas fermé les écoles.
Sept lettres en ligne, disais-je.
Impactées, travaillées, affectées… par quoi ?
L’impuissance.
La fatigue.
L’enthousiasme.
L’impuissance.
La colère.
L’obstination.
L’amitié des camarades qui viennent mêler leurs voix à la mienne.
Et puis la vie, toujours cette foutue vie qui me tient.
Cette joie dentue qui me chope, m’empêche de m’assoupir ou me plaindre dès lors que je découvre un texte, une œuvre, une expérience du vivre qui me grandit, éclate mes limites — et mes préjugés.
Au jour, à l’heure où je t’écris, cher Patrick :
résonance de la prise d’assaut du Capitole,
le Dixie flag flotte dans nos rétines médusées
(L’invité du Grand Entretien regroupe Gilets jaunes français et racistes/suprématistes américains dans une phrase/même panier avec une simplicité outrageante.)
l’anniversaire de la mort de François Mitterrand
(Mazarine Pingeot n’accompagnera pas Macron, mince alors !)
… et un janvier sans alcool.
Il est 11h42.
Les institutions ont tenu, me dit-on.
Seuls les symboles ont tremblé.
Mais la démocratie a tenu bon, m’affirme-t-on.
Ouf !
Demos – cratos > quid de la liberté ? De la justice ?
On répond « crise de confiance » et c’est bon, c’est réglé ?
Je recrache la pilule comme souvent depuis trente ans.
Je me sers un verre de vin blanc.
Et je t’écris, cher Patrick.
Parce que j’ai besoin d’une adresse.
D’un autre incarné.
La chair me manque — comme jamais.
Comme bon nombre d’entre nous, depuis des mois, j’étouffe dans la mienne.
Je rêve de peau.
Mes nuits sont urticantes.
Je dors littéralement à côté de moi pendant que je dois gérer moi-même mes rêves, écrit Kafka dans son Journal.
Alors je bifurque dans des rêves diurnes.
Je m’enfouis/je ne fuis pas.
Je suis à Chauvet.
Je suis dans La grotte des rêves perdus de Werner Herzog.
C’est là que je peux accepter au mieux la cacophonie brutale du monde, le brouhaha désagréable de mon âme, les chutes et remontées de Sisyphe/mon cœur. C’est là que je t’invite à me rejoindre, moi qui ne cesse, dans mon silence, de penser à ton mail depuis que je l’ai reçu le 24 décembre. [(Voulais-tu me rappeler que ce que j’espère, ce pour-quoi je travaille avec mon cerveau désordonné, ne serait décidément pas au pied du sapin ?)(Peu importe, je reçois ton invitation à écrire comme un présent hors liste.) (Et je t’en remercie.)]
Je ne sais pas comment je paierai mon loyer dans trois mois, je ne sais pas ce que donnera cette résidence, si un livre prendra forme — ce que je sais c’est que face au virus, je ne découvre rien, je vis simplement plus fort ce que j’éprouvais auparavant.
Bon et mauvais, tout est accru.
Ma cyclothymie est indiscutable. Et c’est peut-être la première fois depuis la puberté que je lui suis reconnaissante d’exister. Elle était ma honte. Elle est aujourd’hui un outil.
(Amie, non – faudrait pas abuser non plus, mon chéri, je n’en suis toujours pas là !)
Ah oui… et donc Chauvet, Herzog, c’est vrai.
La grotte. Nos cavernes.
Je fais encore, pardonne-moi, ce qui semble être un détour, laisse parler Léonard :
Tiré par mon ardent désir, impatient de voir des formes variées et singulières qu’élabore l’artificieuse nature, je m’enfonce parfois parmi les sombres rochers ; je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un moment – sans savoir pourquoi – frappé de stupeur : je plie mes reins en arc, appuie ma main sur le genou et, de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et en serrant les paupières et je me penche d’un côté et d’autre pour voir si je peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité qui y règne m’en empêche. Au bout d’un moment deux sentiments m’envahissent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires. Léonard de Vinci, Codex Arundel.
Tu vois, tu te rappelles des « rêves perdus » et de « l’émotion retrouvée » ? Ce parcours dans notre humanité, ce sentiment trouble de « déjà vécu », d’être cet « homme-là », cette roche rythmée qui feule et frémit ? Et puis le prologue du réalisateur : un crocodile albinos nous fixe, nous rentre dans l’œil — il est notre œil.
Je travaille actuellement sur le S de Soin à partir d’un entretien avec une psychiatre exerçant dans un hôpital publique de banlieue. Mon Abécéd’Air et de Feu m’entraine au plus profond de l’intime, à la recherche, je m’en suis rendue compte il y a peu, de ma grotte, mon lieu d’invention, tel qu’en parle Jean Rouaud — celui qui découvre une grotte est un « inventeur ». Je cherche dans l’obscurité de mes sédiments une caverne commune, je vais en arrière, en amont chercher un devenir en partage.
Voilà ce que je peux, aujourd’hui — demain on verra — te répondre quant à la question du covid, du confinement, de l’écriture etc. etc.
Pour l’heure, je lis, j’écoute, je regarde. J’engrange l’Autre comme autant de « moi » possibles, des « moi » dont il faut faire le deuil, d’autres dont il faut accoucher, et je vais de lettre en lettre dans mon propre livre, assurée que ce livre n’est pas le mien, que mon histoire, ma vie ne m’appartiennent pas — et que c’est très bien comme ça.
Je sais que le monde brûle.
Que trop d’existences s’y consument douloureusement.
Mais je dois déjouer le temps imposé afin de plonger au creux de l’imaginaire et la « crasse des siècles », afin de pouvoir sentir que je suis celui/celle qui a posé sa paume empourprée sur les parois du vivre, je suis l’empreinte du loup et celle de l’enfant, une vénus inaccessible au toucher, une mâchoire d’ours traînant dans un recoin sombre, tout comme je suis ce crocodile dégénéré, lui-même testament, témoin et héritier de ce que nous fûmes et de ce que nous ne cessons d’être. Ce que nous pourrions être si nous refusions d’être figés dans l’histoire et acceptions d’accueillir la fluidité et la perméabilité du vivant.
Pas de début, de fin, d’apogée.
Amitiés,
Anne M.