Ici & là

CHAMBRES D’HÔTEL

C’est une chambre quelconque d’un hôtel quelconque, dans une rue quelconque de Paris. Ce n’est pas l’hôtel soigneusement choisi pour des retrouvailles, un week-end de vacances, un rendez-vous amoureux. C’est censé être un rendez-vous amoureux. Ça pourrait ressembler aux après-midi des amants dans les films. Au cinéma jusqu’aux années 90, les amants étaient toujours une femme et un homme, l’homme était marié, parfois la femme aussi, dans un protocole d’égalité discutable.
Un homme libre et une femme mariée, ça n’existait pas. Un homme qui aurait attendu, pleuré, crié d’impuissance et de rage, ça ne se voyait jamais. Ça ne se montrait pas, je ne sais pas si ça existait. J’aime penser que oui, qu’il y a des hommes qui laissent aller leurs larmes.
Elles sont deux femmes, l’une …“ l’amoureuse …“ est libre, l’autre …“ l’amante …“ est mariée. Enfin, pas mariée, mais ça revient au même, elle est en couple, casée.
Elles font l’amour, dans l’intensité du mélange de leurs corps, de leurs fluides. L’amante crie comme toujours, crie plus que jamais.
L’amoureuse n’aime pas cette chambre cette rue, par la fenêtre on voit le mur gris des immeubles en face, elle n’aime pas les rideaux qui furent blancs et ne le sont plus. Elle n’aime pas faire l’amour dans une chambre d’hôtel entre quatre et six. Tout est gris dans cette chambre, vu de cette chambre.
Comme toujours, après un bref repos, l’amante regarde l’heure, elle doit partir. Vite elles se rhabillent, et l’amoureuse se baisse pour lacer ses chaussures, alors elle l’aperçoit sous la tablette qui accueille la lampe de chevet
une chaussette blanche oubliée par un client
Une chaussette d’homme. Une chaussette de tennis, comme on en achète à Décathlon, à Go Sport. Il ne l’a pas trouvée au moment de partir ? Signe de retard, de précipitation, de dispute ? Il a préféré se passer de chaussettes ? L’autre chaussette est-elle dans sa poche ou dans sa mallette ? La chaussette est sale, elle aussi a perdu sa blancheur. Tandis que Romane dit, Salut j’y vais, Matilde entend la chaussette chuchoter, Bienvenue au club, et Matilde a envie de se laisser glisser sous le lit et de serrer contre elle la chaussette grise.


PONTS

Matilde et Romane vont toujours au même endroit, sur le Pont-Neuf, le plus ancien pont de Paris.
Sa construction s’est étalée sur deux siècles, les XVIe et XVIIe.
Le premier Pont de Paris, sans maisons, un pont à découvert.
Elles s’y donnent rendez-vous, elles y courent l’une vers l’autre. Elles s’y étreignent, s’y blottissent. Elles s’y embrassent. Lorsqu’elles y vont, de nuit, elles regardent la masse noire du fleuve, sous les lumières douces de la ville et du pont.
Matilde a sans cesse ces vers d’Aragon en tête :
’Sous le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce spectre de moi qui commence
La ville à l’aval est dorée
À l’amont se meurt la romance’
Quand elle ira seule, les vers feront obsession, rengaine accompagnant son envie de sauter.
Le vieux pont de son amour neuf.
Pendant dix ans, après la rupture, elle évitera le Pont-Neuf.


Rokia a pris des photos des ponts de Paris pour les envoyer à son amoureux anglais.
Elle poste le Pont Alexandre-III avec ses candélabres de bronze, ses divinités ailées, des lions et ses nymphes.
Elle poste le Pont Mirabeau, à cause du poème d’Apollinaire.
Elle poste le Pont des Arts et ses cadenas d’amoureux scellés. Elle aurait tant voulu qu’ils posent leur cadenas, qu’ils enchaînent leur amour aux grilles, mais la mairie a installé des panneaux vitrés que des artistes ont décoré. Le pont, paraît-il devenait trop lourd.
Elle poste à son amoureux son pont préféré, le Pont-Neuf, ’le plus beau, surtout la nuit’, légende-t-elle. Lui aussi était chargé d’amour, quarante tonnes de cadenas, enlevés en 2018.
L’amour est-il léger ? L’amour est-il lourd ?
Rokia poste des images des ponts anciens. Le pont Charles-de-Gaulle, tout de blanc vêtu, conduisant à la nouvelle Bibliothèque nationale de France.
Il n’a rien de romantique ce pont, pense-t-elle en rejoignant Manon qui, pour une fois, a délaissé la BIS pour la BNF. Elles vont au cinéma juste à côté, voir un ’classique’, Le Pont-Neuf de Leos Carax.

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Chaque fois que je traverse le fleuve, penser à ne pas sauter.

La phrase, dans le livre duquel tu la soustrais, est récurrente.
C’est la phrase récurrente des amoureux et des amoureuses abandonnés qui vivent dans une ville avec des ponts au-dessus d’un fleuve, ou près de la mer, bordée de falaises. C’est une phrase pour quand on sort la nuit. Et même en plein jour. Le chagrin fait une nuit de chaque jour —là, tu vois, c’est l’image de trop, mais son mauvais goût est parfait pour envoyer foutre la sentimentalité à l’œuvre.
Sauter est vraiment possible, constamment on se tient au bord. Comme le goût du brûlé sur les lèvres lorsque le toast a grillé. C’est dans le corps, le désir d’anéantir une sensation démesurée (le chagrin d’amour) par une autre tout aussi furieuse.
Chaque fois que je traverse le fleuve, penser à ne pas sauter.
Phrase récurrente, obsédante, dont l’autrice transforme un peu l’effet. Ou bien elle l’ironise ? Alors oui oui oui oui.
D’abord la transformation qui est un détournement :
Ce n’est pas ’penser à ne pas sauter’. C’est plutôt passer le pont le plus vite possible, dégringoler les falaises …“ mieux encore, ne pas aller jusqu’aux falaises, mais on y va quand même, seule l’attraction du vide équivaut à la douleur de ne plus être aimé·e. Ah le vertige de l’amour et du saut, et la peur gluante, colle-au-corps qui empêche de sauter, la peur qui sauve. Sinon aller jusqu’au pont au bout de plusieurs nuits blanches (une seule ne suffit pas à faire le pas) et sauter. Aller, ivre, jusqu’aux falaises. Mais alors c’est tomber, ce n’est plus sauter ?
Ensuite l’ironie :
Si tu penses à ne pas sauter, tu ne fais déjà plus corps avec ton corps. Tu n’es plus à sa merci. Ni dans l’amour ni dans le chagrin. Tu es sortie d’affaire. L’ironie est vivante.


10 décembre 2020
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