jeudi 17 février 2011

Jeudi dernier 10 février, c’était la première rencontre de ma résidence àla librairie l’Atelier. Les invités étaient Camille de Toledo et Gilles Rozier, chacun avec un nouveau roman. Celui de Camille de Toledo, Vies potentielles, paraît en mars 2011, dans la collection « La Librairie du XXIe siècle  » aux Editions du Seuil ; celui de Gilles Rozier, D’un pays sans amour, en septembre 2011 aux éditions Grasset.

Pour mémoire, Gilles Rozier est l’auteur de six romans parus chez Denoë l, notamment Par-delàles monts obscurs (1999), Un amour sans résistance (2003) et Projections privées (2008). Il partage son temps entre l’écriture et l’animation de la Maison de la culture yiddish-bibliothèque Medem.

Camille de Toledo est l’auteur de trois essais (Archimondain Jolipunk, Calmann-Lévy, 2002, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, PUF, 2008 et Le hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne, Le Seuil, collection « La Librairie du XXIe siècle  », 2009) et de deux romans parus chez Verticales : L’Inversion de Hieronymus Bosch en 2005 et Vies et mort d’un terroriste américain en 2007.

Quand je les avais invités, àl’automne 2010, je ne savais pas que Camille terminait un roman et je connaissais àpeine le thème de celui de Gilles. J’avais alors en tête un débat autour de questions qui me préoccupent dans mon travail d’écriture, dont je pensais qu’elles trouveraient un écho favorable en eux et conduiraient àdes échanges intéressants :

Comment traiter du fragment (poésie, journal) dans un récit ou un roman ? Comment l’insérer dans une structure narrative sans le dénaturer, àl’image du patchwork, àla fois assemblage de bouts de tissu disparates et, s’il est réussi, courtepointe harmonieuse ?

Et aussi : Comment utiliser le contrepoint en écriture ? Quelles sont les formes qui permettent de superposer des histoires sans perdre l’unité du récit – problème auquel j’avais été confrontée dans Le journal de Yaë l Koppman, qui raconte en parallèle les vies de Yaë l Koppman, personnage contemporain et d’Angelica Garnett, nièce de Virginia Woolf et filleule de Keynes ?

C’est en janvier 2011 que Camille m’a indiqué l’existence de ce roman àparaître en mars et proposé que Gilles et moi le lisions, comme Camille et moi allions lire celui de Gilles. Cette situation nouvelle et symétrique m’intéressait. Sans doute parce que je crois que l’auteur souffre d’un sentiment de décalage au moment de la parution de son texte : après l’avoir tenu tout contre son flanc pendant des mois, il a dà» s’en séparer durant les étapes qui ont conduit àsa publication. Au moment où les lecteurs le lisent et se découvrent éventuellement une intimité particulière avec lui, l’auteur en éprouve, àl’inverse, la perte. Un des intérêts de la rencontre était donc que de ces deux textes, les auteurs ne s’étaient pas encore séparés. Allaient-ils en parler autrement ? J’espérais en tout cas qu’il se passerait quelque chose de singulier par rapport aux traditionnels entretiens d’après parution. Et je voulais aussi en profiter pour les interroger sur leur « vie méthodique  » durant la période d’écriture qu’ils venaient de quitter : ce qu’ils avaient mangé, àquelle heure ils s’étaient levés, comment ils avaient travaillé, etc.

Quelques jours avant la rencontre, j’ai donc lu les manuscrits que Camille et Gilles m’avaient auparavant envoyés par mail et là, mon excitation a redoublé : non seulement j’aimais ces textes, mais je n’aurais pu imaginer qu’ils soient si proches, dans leurs formes respectives, des thèmes àl’origine de la rencontre. Bien sà»r, j’avais choisi d’inviter ces auteurs parce que je connaissais leur travail et pensais qu’il y avait une certaine proximité entre leurs préoccupations et les miennes, mais je n’imaginais pas que ce serait àce point. Quelques mots donc sur leurs romans respectifs, dont je vous conseille vivement la lecture dès leur sortie en librairie.


Vies potentielles, prévient Camille de Toledo, est « composé de trois strates de textes : Les histoires. Les exégèses. Un chant  ».

Les histoires sont de courtes nouvelles : par exemple, un homme téléphone en même temps qu’il paye le taxi, récupère son parapluie, l’ouvre, achète une pizza, la mange et bloque son interlocuteur dans une conversation sans objet où il ne cesse de lui dire qu’il a quelque chose àlui dire ; une jeune femme entre dans la « gorge poisseuse  » du métro aux heures de pointe et se réfugie dans le fantasme qu’elle tète son propre sein ; un garçon trop seul dans un appartement trop grand finit par se pendre ; un fils ne descend pas du train et observe, extérieur àla scène, l’inquiétude de sa mère l’attendant sur le quai ; etc.

Ces « micro-fictions  » au tempo rapide, en prise avec un monde fragmenté, suspendu, sans racines et sans accroche, sont tissées ensemble par la voix du narrateur qui les a écrites et en fait l’exégèse. Chaque nouvelle est donc suivie de son commentaire qui en précise l’écho personnel, les circonstances et les raisons, mais esquisse surtout le portrait d’Abraham, le narrateur, dont on apprend qu’il a perdu, en quelques années, son frère qui s’est pendu, sa mère d’un arrêt cardiaque et son père d’un cancer. Le roman devient alors le lieu d’une tension entre le rassemblement et la fragmentation (du monde moderne et d’Abraham lui-même) et un journal de deuil où la douleur du narrateur, si vive qu’elle semble l’anesthésier, le pousse pourtant àpoursuivre son récit jusqu’au bout.

Enfin, le chant, poème épique sur la genèse d’un monde après le monde, peuplé d’orphelins et d’hommes sans tête, rompt l’alternance des nouvelles et de l’exégèse.

Extrait (d’une exégèse) : « Je dois malgré tout accepter le dérangement d’être en vie et ne peux offrir mieux que ça : des fragments, des débris. Une écriture que je tente de justifier en disant, de bonne ou de mauvaise foi : ce livre est àl’image du monde, de nos vies en morceaux. J’ai honte, mais je le fais. De toutes mes faiblesses, je déduis une nécessité.  »


D’un pays sans amour de Gilles Rozier est construit, lui aussi, autour d’une alternance : s’entremêlent le récit de Sulamita Kacyzne, vieille dame vivant dans un palais romain où elle a rassemblé patiemment les livres en yiddish qu’elle a pu trouver après la guerre et celui d’un jeune homme qui, après des études dans une prestigieuse école de gestion, se désintéresse d’une carrière prometteuse dans une grande banque pour s’immerger dans le monde disparu de la langue et de la littérature yiddish. Ce jeune homme finit donc par écrire àSulamita avec laquelle il va développer, au fil des lettres, une relation plus amoureuse que filiale, fasciné par ce qu’elle lui distille de la vie de trois poètes en langue yiddish : Peretz Markish, Uri-Zvi Grinberg et Melekh Rawicz, fondateurs de la revue d’avant-garde Khaliastra, qu’Alter Kacyzne, le père de Sulamita, avait photographiés dans les années 1920, au jardin de Saxe àVarsovie.

Ces récits parallèles d’un jeune homme déplacé dans son époque et incapable de s’y incarner – il ne conçoit d’ailleurs que des amours platoniques, avec son ami Christophe d’abord, avec Sulamita ensuite – et des trois poètes de Khaliastra dont il va chercher méthodiquement les traces, forment une sorte de contrepoint, une superposition de lignes mélodiques. Quant au style, il en accentue l’effet en jouant sur des inflexions, des sonorités qui sont un hommage àla littérature du début du siècle dernier mais n’essaient jamais de la contrefaire, contribuant ainsi àrestituer le monde foisonnant de la littérature yiddish d’avant-guerre sans jamais en occulter la perte.

Extrait (il s’agit de l’incipit) : « Vous me demandez, jeune homme, de convoquer des souvenirs que je n’ai cessé de solliciter pendant des années, mais il m’avait semblé ces derniers temps que l’heure était arrivée de les laisser en paix, non qu’une quelconque quiétude m’eà»t envahie : seulement, les jours passant, puis semaines, mois et enfin décennies, il paraissait vain de vouloir capter une parcelle de mémoire, une réminiscence qui fà»t, si ce n’était consolatrice, du moins apaisante.  »


Le soir de la rencontre, j’avais disposé des micros et un appareil enregistreur car je voulais restituer fidèlement, pour ce journal de résidence, les paroles des uns et des autres, mais la technique, ou plutôt mes capacités d’organiser cet aspect des choses, ont fait défaut : rien n’a été enregistré. Ne reste donc que ma mémoire défaillante sur laquelle je n’ai jamais pu compter pour me souvenir d’autre chose que des grandes lignes d’un propos, d’ambiances et d’impressions.

Alors que puis-je écrire ? D’abord me faire l’écho des commentaires du public àl’issue de la rencontre – bouteilles et petites choses àgrignoter étaient apparues sur une des tables de la librairie, conviant àpoursuivre la discussion autour d’un verre – car nombreux vinrent me dire l’émotion et l’intérêt ressentis àécouter Camille et Gilles, la frustration de devoir attendre pour lire leurs livres, la singularité de la soirée et le plaisir qu’ils en avaient eu. Mentionner aussi la fluidité des échanges, sans temps mort et sans tensions, la parole circulant sans cesse entre les auteurs invités, Georges-Marc Habib de l’Atelier, le public et moi-même.

Camille a expliqué les sédimentations progressives de son texte dont il avait d’abord écrit les nouvelles puis laissé reposer, avant d’éprouver la nécessité de les reprendre pour en faire l’exégèse, donc de les insérer dans un tissu narratif, une continuité, au moment même où son troisième enfant naissait et où son père disparaissait (la qualité du silence lorsqu’il a évoqué cet instant où il tenait d’une main celle de son nouveau-né et de l’autre celle de son père mourant).

Gilles a raconté les étapes de son travail sur le texte et cette cristallisation autour de la langue – chaque livre appelant une langue d’écriture qui lui est propre. Il a expliqué les circonstances du choix de Rome – c’était très drôle – et surtout la manière dont il a introduit, après coup, le personnage en partie autobiographique du jeune homme, sur les conseils de ses premiers lecteurs qui en déploraient l’absence (et peut-être l’évitement), ce qui donne désormais au texte cette forme contrapuntique.

La discussion s’est également portée sur le livre papier comparé au numérique, leurs usages respectifs, et le rôle que doit jouer, dans la défense du premier, le soin apporté àl’objet lui-même : typographie, composition, etc.

Avant de clore le débat, j’ai fait une ultime tentative, aussi infructueuse que les précédentes, pour que les auteurs dévoilent leur « vie méthodique  » pendant l’écriture – sans savoir d’ailleurs si Camille et Gilles trouvaient ce type de questionnement trop intime ou n’en voyaient pas l’intérêt – et Georges-Marc nous a conviés àboire un verre dans la librairie.

Voilàdonc ce que ma mémoire défaillante et ma subjectivité ont retenu de la soirée, sans oublier la densité du moment et, succédant au trac d’en être l’instigatrice, le plaisir d’y être.

4 mars 2011
T T+