Catherine Pinguet | Daguerréotype (2)

DAGUERRÉOTYPE ET NUCLÉAIRE : TAKASHI ARAI

Réflexions durant l’état d’exception

En préparant ma conférence sur le daguerréotype, essentiellement consacrée à Girault de Prangey et à Gérard de Nerval, j’avais l’intention de conclure en présentant un artiste japonais, Takashi Arai. Le Covid-19 en a décidé autrement et au terme d’une cinquième semaine de confinement, j’ai eu amplement le temps de mieux connaître son travail (par son site, Takashi Arai Studio, en glanant des entretiens et des articles), mais aussi de lire comme de relire des travaux sur Fukushima (notamment les publications de la sociologue et urbaniste Cécile Asanuma-Brice). En cette période d’état d’urgence (décrété tardivement, subrepticement et au triple galop), j’ai jugé opportun d’aborder une autre menace, largement minimisée, pour ne pas dire occultée, le nucléaire civil et militaire, quitte à m’écarter de mon propos. Ces réflexions seront envoyées aux personnes qui étaient susceptibles de venir m’écouter (membres de la médiathèque Boris-Vian et de son atelier photographique), mais aussi aux amis du Groupe d’Entraide Mutuelle, en attendant de les retrouver.
Début avril, j’ai commencé à correspondre avec Takashi Arai, ce qui m’a permis de mieux connaître sa démarche et d’obtenir les droits de reproduction de plusieurs de ses daguerréotypes. Il se trouve que j’ai consacré un essai à un pionnier de la photographie, Felice Beato, surtout connu pour ses splendides images coloriées du Japon, mais que j’avais choisi d’aborder sous l’angle du premier grand photographe de guerre (sujet qui devait faire l’objet de ma quatrième conférence, le 6 juin prochain, sur la guerre de Crimée et le sac du Palais d’Été durant la seconde guerre de l’Opium). Cette intervention est reportée et mon livre n’a pas été traduit en anglais, langue en laquelle nous correspondons. Takashi Arai m’a écrit admirer les publications et les prises de position de Satoshi Ukai, l’ami universitaire, traducteur de Jacques Derrida et de Jean Genet que Catherine Topall et moi-même avions reçu à la galerie Aller Simple le 23 janvier dernier. Mais quoi de plus normal de la part d’un artiste japonais qui est membre de l’Atomic Photographers Guild, participe également aux travaux d’une « équipe de recherches sur les effets de la radiation dans la vie quotidienne des victimes » (au Musée national d’ethnologie d’Osaka) et à « Anima Philosophica : nature, catastrophe et animisme au Japon » (à l’Institut de recherche en sciences humaines de l’université de Kyoto).

D’autres photographes japonais sont membres de l’Atomic Photographers Guild, collectif de créateurs qui s’emploie à rendre visible toutes les facettes de l’ère nucléaire. Yoshito Matsushige (survivant du bombardement atomique de Hiroshima, mort en 2005) qui a réalisé les seules photographies connues de l’immédiate destruction de la ville, le 6 août 1945. De même Kenji Higuchi qui, dès le milieu des années 1970, s’est mis à photographier et à interviewer des employés de l’industrie nucléaire. On peut visionner son film documentaire, Nuclear Ginza, qui donne la parole à des victimes d’ordinaire silencieuses et invisibles : SDF, journaliers, burakumin (littéralement « les gens du hameau », un euphémisme pour désigner les membres d’une caste discriminée, descendants de Japonais qui exerçaient des professions considérées comme impures). Ces « gitans du nucléaire », comme ils sont parfois surnommés, constituent le gros des bataillons de la sous-traitance, soit autant d’hommes corvéables à merci et « jetables » à l’envi – ce qui n’a pas manqué d’être le cas après l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi.
Contrairement à Kenji Higuchi, comme à d’autres confrères, Takashi Arai dissocie sa pratique artistique du militantisme. De ces images, bien que légendées et datées, se dégagent une forme d’atemporalité et une troublante poésie. J’aimerais, explique-t-il, susciter en chacun des « réminiscences intimes » et des « émotions personnelles. » Son premier court-métrage, qui lui a valu un prix au festival de Salerne, en 2018, est adapté d’une légende de TÅ no, ville située dans la province d’Iwate (au nord de Fukushima), célèbre pour ses nombreux contes et où Takashi Arai est actuellement en résidence d’artiste. Ce film, Le miroir de la divinité Oshira, est présenté sur son site avec une version de cette légende collectée au début du XXe siècle par l’anthropologue Yanagita Kunio :

"Il était une fois un paysan pauvre. Il n’avait pas de femme, mais une jolie fille. Il possédait aussi un cheval. La jeune fille aimait cet animal. Chaque nuit, elle allait à l’écurie et couchait près de lui. Elle finit par devenir sa femme. L’ayant appris, le père décida une nuit d’emmener le cheval, à l’insu de sa fille. Il le pendit à un mûrier. Cette nuit-là, la jeune fille demanda à son père où était l’équidé et comprit son acte. Choquée et en proie au chagrin, elle alla sous le mûrier. En larmes, elle caressait la tête du cheval. Le père les voyait. Il haïssait l’animal. Il saisit une hache et trancha la tête de la bête. La jeune fille, la prenant dans ses mains, monta au ciel. Ils se métamorphosèrent alors en une divinité appelée Oshira-sama."

Dans la bande-annonce du court-métrage, on peut lire : « Il était une fois une jeune femme et un cheval, morts à cause de leur amour interdit / Un jeune photographe voyage dans les montagnes enneigées pour apaiser leurs âmes chagrines / muni d’un procédé photographique magique : le daguerréotype / Dans le miroir de la plaque argentée, les amoureux sont à nouveau réunis. » La jeune fille est de blanc vêtue, couleur de la divinité également appelée « Auguste blanche » ; deux poupées sont filmées, figurines habillées d’étoffe et de brocart, taillées dans deux tiges de mûrier, représentant le couple, le mâle à tête de cheval.

Le daguerréotype conçu comme « micro-monument » et objet mémoriel

Dès les années 1850, le daguerréotype a été délaissé, remplacé par les négatifs papiers, reproductibles et moins coûteux. Un siècle et demi plus tard, à l’heure de la photographie numérique, Takashi Arai s’est initié à ce procédé, attiré par ce qui avait constitué son handicap, puis son abandon : objet unique, extrêmement fragile, au rendu à la fois précis et magique, qui nécessite de longues et complexes manipulations. Dans une société saturée d’images et d’écrans, avoir en main un daguerréotype est une expérience saisissante, notamment en raison de l’effet de miroir du support argenté sur lequel l’image inversée semble flotter, donnant une impression de relief, révélant des reflets et des détails d’une étonnante précision en fonction de l’inclinaison de la plaque. Personnellement, cette expérience m’a été donnée chez le collectionneur Pierre de Gigord, avec deux daguerréotypes de Girault de Prangey : une vue panoramique de Constantinople et un détail architectural de la mosquée Verte, à Brousse.
Takashi Arai rapporte avoir vu pour la première fois un daguerréotype, en l’occurrence un portrait, lors d’un séjour à Paris, au tout début des années 2000, découverte associée à « la présence fantomatique de visages humains » dans la peinture d’Alberto Giacometti, artiste admiré. Dans une de ses vidéos, qui peut être visionnée sur son site, il présente un portrait daguerréotype d’une certaine Catherine Christ, inséré dans un écrin, à l’intérieur duquel celle-ci a inscrit : « Le 29 octobre 1859. Quand je serai morte, squelette dans ma tombe, souvenez-vous de moi. Vous regarderez ceci, je ne serai pas oubliée. L’herbe est verte. La rose est rouge. Voici mon nom. » Et Takashi Arai de souligner que cette femme semblait moins redouter la mort que le risque de tomber dans l’oubli. Tel n’a pas été le cas, grâce à ce daguerréotype dont il souligne l’aspect intimiste – « objet-image », ou encore « objet mémoriel », auquel il a donné un nom : « micro-monument ».
Étudiant à l’École de photographie de Tokyo, il entreprend de réaliser ses propres daguerréotypes. Contre toute attente, sa première tentative – une vue d’un étang proche de son domicile – est un succès : « J’étais fasciné par les détails exceptionnels et la qualité tridimensionnelle de l’image. » Toutefois, il ne tarde pas à constater que cette réussite relève d’un « heureux hasard » et il lui faudra des années pour apprendre à maîtriser ce procédé. Modeste, il prétend ne pouvoir égaler le savoir-faire des tout premiers daguerréotypistes, mais au vu du résultat, rien n’est moins sûr. En revanche, il est certain qu’il a fallu faire preuve de patience et de persévérance, et sans doute n’est-ce pas un hasard si, avant de s’intéresser à la poésie, au cinéma, puis de se consacrer au daguerréotype, il avait débuté par des études de biologie.

Deux vidéos le montrent polissant soigneusement une plaque, avant de la rendre sensible à l’iode, puis de l’exposer à la lumière, en moyenne 7 à 20 minutes, par la chambre noire. On le voit ensuite, bien entendu ganté, révéler la plaque à la vapeur de mercure et la fixer en la plongeant dans une solution d’hyposulfite de soude. Des œuvres, dites « multiples monuments », consistent en l’assemblage de mini-daguerréotypes de 6 x 6 centimètres : 296, soit autant de fragments pour représenter, de la mer, la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, ou encore, une autre impressionnante maquette du Lucky Dragon, le thonier exposé à Tokyo, dans le parc de Yumenoshima.
Sans doute faut-il rappeler qu’après le bombardement de Hiroshima et de Nagasahi, les 6 et 9 août 1945, les survivants atomisés, les hibakusha, n’ont pas bénéficié de la sollicitude dues habituellement aux victimes de guerre, bon nombre de Japonais extérieurs au double bombardement exprimant indifférence, voire rejet (ce dont témoignent le roman de Masuji Ibuse, Pluie noire, et sa remarquable adaptation cinématographique par ShÅ hei Imamura). Ce n’est qu’en 1954 que les choses ont commencé à changer, après l’affaire du Lucky Dragon, un bateau de pêche dont l’équipage avait été victime des retombées radioactives d’expériences nucléaires américaines (la bombe hydrogène la plus puissante jamais testée par les États-Unis, dans l’atoll Bikini). La vague de protestation, qui allait conduire aux premiers mouvements anti-nucléaires, permit enfin aux hibakusha de s’exprimer publiquement. Cette course effrénée à l’armement nucléaire, dans laquelle s’étaient engagées les grandes puissances, m’a rappelé cette remarque judicieuse de François Bizet : « Il est étonnant qu’on ait appelé “guerre froide” une période où, entre 1950 et 1991, explosait une bombe atomique par semaine, calcinant ainsi d’immenses portions de la surface de la terre. »
Les daguerréotypes de Takashi Arai en relation avec l’affaire du Lucky Dragon, s’inscrivent dans une série, « Exposed in a Hundred Suns (« Exposés dans une centaine de soleils »). La galerie parisienne, Camera Obscura, qui a présenté ce travail au printemps 2017 l’a intitulé « Cent Soleils », en référence à la puissance lumineuse à laquelle furent soumises les villes de Hiroshima et de Nagasaki. Par homonymie, j’ai songé au film de Chris Marker, Sans Soleil, que je n’ai pu regarder une énième fois, confinement oblige. Cependant, dans son documentaire, de même dans Level Five, Marker ne mentionne pas Hiroshima/Nagasaki, mais la bataille d’Okinawa, largement tombée dans l’oubli, qui a coûté la vie à un tiers de la population (à ce sujet, je renvoie à un article de Satoshi Ukai, « L’avenir nommé Okinawa », accessible par Cairn). D’ailleurs, ai-je appris, le titre choisi par Chris Marker, Sans Soleil (dont la voix-off est celle d’une femme qui m’est chère et qui m’a formée à l’écriture, Florence Delay) fait référence à un cycle de mélodies pour piano et une voix de Moussorgski.

« Cent Soleils », Hiroshima/Nagasaki

À Hiroshima, un daguerréotype de Takashi Arai donne à voir « le soleil à une altitude apparente de 570 mètres, vu du parc Hijiyama, le 23 mars 2014 » – soit, rehaussé par le pourtour noir de l’image, un point dans le ciel et son halo bleu (effet de la surexposition), à l’altitude à laquelle la bombe a explosé, avec pour objectif de faire le plus de dégât : 90 000 à 160 000 morts et 80 000 blessés entre le 6 août et les quatre semaines qui ont suivi. Les enfants de Hiroshima et de Nagasaki, pour évoquer l’effet monstrueux provoqué par l’explosion, ont dit Pikadon – terme formé sur une double onomatopée, à la fois le « flash » d’une lueur aveuglantes (pika) et la « bang » de l’effroyable fracas (don). Dans ces deux villes, l’éclair de l’explosion fut tel que l’ombre de victimes, tuées dans un instantané foudroyant, s’est imprimée sur des murs et des pierres. Ainsi, la silhouette d’un homme ou d’une femme, tenant une échelle, ou encore celle d’un passant, canne en main, figée dans le sol d’un escalier comme on peut le voir au musée de la Paix de Hiroshima. Images apocalyptiques, ombres projetées d’une terrifiante force de sidération, forme absolue de la photographie, étymologiquement, « la lumière écrite ».

Toujours à Hiroshima, Takashi Arai a consacré plusieurs daguerréotypes (image unique, sans négatif, née de l’action directe de la lumière) au dôme de Genbaku (abréviation de genshibakudan, « bombe atomique), bâtiment qui se trouvait à 150 mètres de l’épicentre de l’explosion. La ville entière fut rasée, la partie centrale de cet édifice exceptée, un des rares à Hiroshima à avoir été construit en brique, en métal et en acier. Jean-Gabriel Pérot a réalisé un court-métrage documentaire, 200 000 fantômes, composé d’archives photographiques superposées du dôme de Genbaku, de sa construction et de son inauguration, en 1916 (quand il abritait le pavillon d’exposition des produits locaux de la ville et de sa région) à 2006. Les images de Hiroshima et de Nagasaki après le bombardement sont bien connues, mais au Japon, en raison d’un code de la presse instauré sur l’initiative du général MacArthur, lequel interdisait toute diffusion d’informations relatives aux deux bombardements atomiques, il fallut attendre août 1952. L’hebdomadaire qui en avait l’exclusivité vendit 520 000 exemplaires.
Quant au dôme de Genbaku, après bien des débats, il a finalement été classé monument historique, dans les années 1990, et l’UNESCO l’a inscrit sur sa liste du patrimoine mondial afin de « transmettre la tragédie d’Hiroshima aux générations à venir », de faire du dôme « un monument universel pour l’humanité entière, symbolisant l’espoir d’une paix perpétuelle et l’abolition de toutes les armes nucléaires sur la terre ». Déclarations dans l’esprit du « Jamais plus » (No more Hiroshima), illusion rassurante (comme si une catastrophe historique devait conduire à une leçon d’humanité), scandée à chaque commémoration et volontiers oublieuse du passé, assimilant trop facilement l’usage de la bombe atomique à une tragédie. Mais rien ne rendait ces bombardements inéluctables. Hiroshima et Nagasaki ne sont pas des catastrophes au sens providentiel, mais des horreurs programmées par l’homme, dans un contexte précis (notamment la volonté des États-Unis d’établir leur supériorité stratégique vis-à-vis de l’Union Soviétique). Cette mise au point, somme toute banale, me rappelle les paroles de cette grand-mère, qui s’était mise à dessiner des fleurs écarlates et une colombe, rapportées par Kenzaburô Ôé dans ses Notes de Hiroshima : « La bombe, ce n’est pas un glissement de terrain : si les hommes ne l’avaient pas lancée, elle ne serait pas tombée. »
À Nagasaki, ville où, contrairement à ce qui s’était produit trois jours plus tôt à Hiroshima, la bombe avait touché, non pas le centre-ville, mais un quartier périphérique pauvre, un daguerréotype de Takashi Arai a pour objet : « Soleil et silhouette d’un pissenlit, parc Konpira, Nagasaki, le 26 avril 2011 ». Ou encore, une maquette composée de 49 petits daguerréotypes : « Montre-bracelet déterrée à Ueno-Machi » et exposée au Musée de la bombe atomique de Nagasaki. De même un triptyque, à partir de prises de vue dans le parc de la Paix, situé à proximité de l’épicentre de l’explosion, lors de visites d’écoliers.

« Ici et Là-bas », Fukushima

La très grande majorité des daguerréotypes de Takashi Arai sont datés, ce dernier s’étant fixé comme projet, au printemps 2011, de réaliser un daguerréotype quotidien (Daily D-Type Project), créations régulièrement publiées sur son site, parfois accompagnées de l’environnement sonore qui a entouré la prise de vue, du déclenchement de l’obturateur à sa fermeture. Les datations permettent de constater, avec l’image « échantillon tombé de la bombe H américaine, Lucky Dragon », qu’il se trouvait à Tokyo, le 11 mars 2011, quand a eu lieu le tremblement de terre, suivi d’un gigantesque tsunami, puis de l’explosion et de l’incendie de quatre réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi.

Takashi Arai, qui s’est rendu une première fois sur place en avril 2011, a consacré une série à Fukushima : Here and There – Tomorrow’s Islands (Ici et Là-bas – Les Îles de Demain). Sur son site, il explique : « La menace est là, réelle, mais la situation toujours invisible. Je me tiens debout, au milieu de nulle part, dans les limbes, je marche dans cette terre dévastée, apocalyptique, avec à l’esprit les deux images extrêmes et opposées de Hiroshima et Nagasaki. Avec ma camera obscura et mes petites plaques d’argent, j’attends là, retenant mon souffle, à l’affût, j’enregistre des signes, énigmatiques, invisibles, espérant que ces daguerréotypes deviennent les empreintes incandescentes de la lumière irradiante, tels des micro-monuments porteurs de la mémoire de cette réalité. » Lors d’un entretien, il précise : Here (ici), fait référence au lieu où le daguerréotype est regardé, et there (là-bas), à Fukushima et à ses habitants, le fossé, au fil des années, ne cessant de se creuser entre les Japonais touchés par l’explosion de la centrale et ceux vivant à l’extérieur, qui ont tourné la page, confortant ainsi les allégations selon lesquelles la situation serait « sous contrôle » et que « tout serait redevenu comme avant ».

Un passage de l’ouvrage de Cécile Asanuma-Brice, Un siècle de banlieue japonaise. Au paroxysme de la société de consommation, m’est revenu à l’esprit. Il avait attiré mon attention lors d’une première lecture, en juin dernier : Au cours d’une des nombreuses conférences officielles qui se sont tenues à l’université de Fukushima, un chercheur a déclaré qu’il serait plus raisonnable de se préoccuper de l’explosion potentielle des volcans, magma terrestre qui a refait surface après le séisme, que de s’inquiéter des effets de la radioactivité, soit la question d’offrir des logements aux personnes évacuées et de leur assurer un environnement sain. Voilà qui rappelle les paroles pleines de bon sens de cette vieille dame de Hiroshima citées par Kenzaburô Ôé… Et Cécile Asanuma-Brice de rappeler qu’en faisant glisser le danger d’une cause humaine (le nucléaire) à une cause naturelle (l’irruption volcanique), on brandit cette dernière menace, contre laquelle on ne peut rien, afin de faire accepter la première, qui, elle, pourrait être annihilée car produite par l’humain. « Dénoncer ce type de logique, conclut-elle, revient à prendre conscience de “la banalité du mal”. »

À Fukushima, d’avril 2011 à 2017, Takashi Arai a photographié des habitants, soucieux de préserver « la mémoire individuelle de ces anonymes », mais aussi les arbres et la végétation, « témoins silencieux enracinés dans le sol », ainsi que les animaux, ceux abandonnés par leurs propriétaires comme ces autres sauvages qui ont progressivement repris leurs droits dans les zones évacuées par l’homme. Parmi les habitants, d’anciens pêcheurs, leurs bateaux détruits par le tsunami (dont ce daguerréotype montrant un chalutier à Onahama, port situé une cinquantaine de kilomètres de la centrale nucléaire), des pêcheurs contraints de se reconvertir compte tenu des taux de radiation et de la désaffection de leur ancienne clientèle. D’ailleurs, à l’heure actuelle, malgré une contamination détectée jusqu’en Alaska et en dépit de l’opposition des syndicats de pêcheurs, les autorités menacent à nouveau de rejeter à la mer des eaux contaminées stockées autour de la centrale. Un daguerréotype est consacré au prêtre Koyu Abe, du temple Joan indique la légende, posant devant des barils de déchets radioactifs collectés sur le sol de sa propriété privée, au printemps 2013. Dans cette région agricole, d’autres prises de vue sont consacrées au travail des paysans, employés à décontaminer la terre ou brûlant des champs de riz.

Parmi les animaux photographiés à Fukushima, on découvre une raie morte, un chien errant, un cheval qui somnole à l’orée d’une forêt, des cygnes sur la rivière Nitta. Takashi Arai dit s’être référé au travail de Svetlana Alexievitch, à sa manière de recueillir les histoires des gens, se donnant lui aussi pour mission de collecter le témoignage d’un grand nombre de personnes et de partager avec eux son travail. Depuis l’attribution du prix Nobel de littérature, en 2015, la notoriété de Svetlana Alexievitch est devenue internationale, mais dix-sept ans plus tôt, lors de la publication en Biélorussie de La Prière de Tchernobyl, chronique du futur, l’ouvrage avait été censuré et l’auteur jugée indésirable dans son propre pays. Publié en France sous le titre La Supplication. Chronique du monde après l’apocalypse, l’ouvrage a permis aux lecteurs de découvrir les récits de centaines de personnes qui avaient « touché l’inconnu » lors de l’explosion du 26 avril 1986, équivalente à 350 bombes de Hiroshima – des femmes, des hommes, des enfants, dans l’incapacité de dire quand l’événement a pris fin et quand il prendra fin.

En regardant le daguerréotype du chien errant (lequel a été abandonné, puisque muni d’un collier) me sont revenus en mémoire deux témoignages collectés et transcrits par Svetlana Alexievitch. Le premier est celui du président de l’association des chasseurs de Tchernobyl, ces derniers chargés par les autorités de parcourir la zone pendant deux mois et de tuer les animaux abandonnés. Il se souvient surtout des chiens, qui gardaient encore leurs maisons, heureux de voir des êtres humains, qui couraient vers eux et qu’il fallait abattre, puis jeter leurs cadavres dans des bennes à ordures. Le second témoignage est celui d’un opérateur de cinéma qui avait pénétré dans la zone avec l’intention de filmer des pommiers en fleurs, avant de réaliser « que quelque chose clochait » : « Cela m’a frappé de plein fouet. Le verger en fleurs n’avait pas d’odeur ! » Puis, avec des soldats, il était entré dans une maison afin d’évacuer une vieille femme, laquelle avait voulu emporter une icône, son chat et un balluchon. Mais emporter son chat était formellement interdit, « ses poils sont radioactifs ». Il rapporte : « C’est avec cette grand-mère que cela a commencé… Avec ces pommiers en fleurs… Maintenant, je ne filme que des animaux. » Et de déplorer que l’on parle si peu des plantes, des animaux, alors qu’à Tchernobyl, « l’homme a levé la main sur tout ».

À Fukushima, un fermier, Naoto Matsumura, a décidé de ne pas quitter la zone interdite de Fukushima, à proximité de la centrale, pour prendre soin de chats et de chiens abandonnés, de vaches, de cochons et de basse-cours. Un livre lui a été consacré, Le Dernier homme de Fukushima, par le photo-reporter Antonio Pagnotta, que m’avait d’ailleurs offert Satoshi Ukai, ainsi qu’un autre ouvrage, en japonais, abondamment illustré. Naoto Matsumura, à qui de nombreux articles ont été consacrés, a donné des conférences en Allemagne, en Suisse et France (à la centrale nucléaire de Fessenheim et à Strasbourg, au Parlement européen, le 11 mars 2014), ce que des associations antinucléaires n’ont pas manqué de critiquer. Celles-ci ne remettent pas en cause le choix personnel de Naoto Matsumura (« une forme de suicide programmée et visiblement assumée »), mais la façon dont Antonio Pagnotta a orchestré sa « tournée » européenne, la manière dont les médias l’ont relayée, sabordant ainsi leur propre lutte contre les tout-puissants lobbies nucléaires. Dans les textes et les vidéos de Pagnotta, ils dénoncent un mélange de valeurs morales et sacrificielles (Matsumura érigé au rang de « martyr », de « héros » de la résistance pour « avoir surmonté sa peur du spectre nucléaire »), plus suspect encore, de valeurs nationalistes (« le dernier homme de Fukushima » serait « la dignité de sa ville et de tout le Japon », il aurait œuvré à « la survie » de la nation, le gouvernement japonais aurait « appris à ses dépens une dramatique leçon »).
De toute évidence, la médiatisation de Naoto Matsumura, indispensable pour collecter des dons, a pour corollaire son lot de manipulations. Il suffit toutefois de lire le compte rendu de ses prises de parole en France pour comprendre qu’il a surtout dénoncé les mensonges de TEPCO, l’exploitant de la centrale nucléaire de Fukushima, mettant en garde les Français contre des agissements similaires, les exhortant à ne pas surestimer la sûreté de leurs installations, rappelant au passage que nous avons 58 réacteurs, quatre de plus que le Japon. Il convient également de préciser que Naoto Matsumura bénéficie en Europe d’une certaine notoriété qui fait défaut dans son propre pays.

Il est vrai que les photographies le montrant entouré de chats et de chiens peuvent contribuer à une vision idyllique, faussée quand on fait abstraction de la réalité sur le terrain. Autrement dit, on est en droit de s’attendrir, il est tout à fait légitime d’éprouver de l’empathie pour ces animaux, sans pour autant tomber dans le panneau. D’autant que des reportages nous y invitent régulièrement. Ainsi, des images tournées à Tchernobyl, présentant la zone contaminée comme un « paradis terrestre » pour une faune sauvage et une nature luxuriante, lesquelles se seraient merveilleusement « adaptées » aux retombées radioactives ! Je me souviens surtout d’un documentaire diffusé sur Arte, Tchernobyl, une histoire naturelle ?, mais d’autres ont suivi, dans la même veine, plus ou moins directement affiliés à de puissantes agences qui soutiennent le lobby de l’atome, masquant les dégâts sur la flore et la souffrance de la faune, ignorant allègrement les travaux de scientifiques qui, sur le terrain et sur le long terme, ont constaté que ces zones demeurent impropres à la survie de nombreuses espèces et que seule la permanente recolonisation par des animaux venus de l’extérieur (surtout attirés par l’absence de chasseurs, voire d’automobilistes) permet le maintien d’une vie maladive dans ce milieu contaminé.
Ces derniers ne sont toutefois pas à l’abri d’autres dangers, ce que démontre la toute récente actualité : cette zone interdite, qui forme un rayon de 30 kilomètres autour de l’ancienne centrale, vient d’être dévastée par le pire incendie jamais observé. Déclenché le 4 avril dernier, il s’est rapidement propagé, entretenu par des vents et une sécheresse inhabituelle (selon un schéma dorénavant classique). Le 8 avril, le feu était à 1 kilomètre et demi de la centrale. Dix jours durant, 400 pompiers ont travaillé d’arrache-pied et l’incendie a finalement été maîtrisé à la faveur de la météorologie (froid et précipitations). Mais qu’en est-il de la quantité de radionucléides libérés dans les flammes et transportés par les vents ?

« Miroir de la nature », ainsi était conçu le daguerréotype qui, en raison de la longueur du temps de pose, s’était d’abord trouvé cantonné aux natures mortes. À Fukushima, Takashi Arai a photographié des lys radioactifs au village d’Itate et un imposant arbre pleureur dominant une maison (Miharu, printemps 2011) ; des arbres fruitiers écorcés pour des essais de décontamination (Tsudikate, mai 2012) ; de nouveau à Itate, des tournesols (juillet 2016), puis, des forêts et des champs à l’abandon, un site temporaire de stockage de déchets radioactifs, recouverts de bâches devant des entrepôts et des serres en ruine (avril et juillet 2017). L’image de la route désertée menant au village, réalisée en avril 2011, est particulièrement impressionnante, en raison du bleu qui sature le ciel et fait ressortir la bande d’arrêt d’urgence.

Le daguerréotype a ceci de particulier et de fascinant : le procédé, en raison de manipulations chimiques successives, mais aussi de l’exposition de la plaque aux rayons du soleil, ne peut être entièrement contrôlé. Le résultat final comporte une part de mystère et d’imprévisibilité, celles-ci pouvant s’atténuer avec l’expérience, sans pour autant disparaître. Mais n’est-ce pas en raison de ces aléas que les daguerréotypes permettent, mieux que toute autre technique photographique, de suggérer les effets de la radioactivité ? Les ciels surexposés (« ciel peuplé de milliers de fantômes » comme avait dit un paysan à Takashi Arai), d’un bleu tantôt métallique, tantôt diffus, apparaissent comme irradiés. Le fond noir du daguerréotype consacré à un lys d’Itate est constellé de taches blanches. Avec les prises de vue en extérieur, des taches noires, dues à la solarisation, apparaissent sur la surface de la plaque. Takashi Arai rapporte que fin 2011, lors d’une exposition au musée de la ville de Kawasaki, entre Tokyo et Yokohama, des spectateurs lui ont demandé si les points noirs résultaient de la radioactivité, certains y voyant des particules cancérigènes (je songe aux paroles de Genet dans Un captif amoureux, comparant les cellules cancéreuses qui s’insinuent, à notre insu, dans notre métabolisme, aux premières mailles d’une dentelle). Les césiums 134 et 137 sont les deux principaux nucléides à avoir été dispersés dans l’environnement après l’explosion de la centrale de Fukushima. Or, il faut en moyenne une trentaine d’année pour que le césium 137, le plus dangereux pour la santé, soit réduit de moitié après la décontamination du site. Au césium 137 vient s’ajouter l’iode 131, connu pour provoquer des cancers de la thyroïde, notamment chez les enfants plus vulnérables aux radiations que les adultes.

« La renaissance de Fukushima » : banaliser le désastre en médiatisant cette banalisation

En 2013, dès la décision de l’accueil des Jeux Olympiques par le Japon, les autorités ont décidé la réouverture d’une partie de la zone d’évacuation. Le vent de la fête olympique devait s’accompagner, comme à l’accoutumée, d’une vague nationaliste, mais aussi d’une amnésie collective, pour la poursuite du nucléaire (huit réacteurs rouverts à ce jour depuis l’accident à Fukushima) et le lancement de vastes chantiers dans cette région appelée à « renaître ». Pour ce faire, le seuil de radioactivité est passé de 1 à 20 millisieverts, le taux toléré en temps normal pour les ouvriers du nucléaire. En d’autres termes, ce nouveau taux « d’acceptabilité » assimile ces territoires à l’enceinte d’une centrale (et pour les conditions de travail des ouvriers, a fortiori les temporaires, je conseille de regarder les travaux du photographe Kenji Higuchi).
Dans la foulée, les autorités ont décrété une politique de communication afin d’inciter les populations à se réinstaller dans des zones inégalement décontaminées. Parmi les localités concernées, Itate, photographiée à diverses reprises par Takashi Arai. Ce village se situe en territoire montagneux, essentiellement recouvert de forêts (avec une grande variété de ginkgo, sapins, osmanthes, chênes, etc.) qui ne peuvent être décontaminées. Le taux de radioactivité équivaut à dix fois la norme d’avant l’accident autour des habitations, et ce taux est vingt fois plus élevé dans les montagnes environnantes. Les maisons sont victimes de leur proximité avec la nature, la végétation et les fortes dénivellations charriant les isotopes vers les zones de vallées à chaque précipitation.

Des sommes faramineuses ont été dépensées pour décontaminer les anciennes zones d’évacuation, toujours dans l’intention d’inciter les anciens habitants au retour. Ces derniers ne sont toutefois pas dupes, échaudés par les mensonges à répétition de TEPCO (dont trois ex-dirigeants, en 2019, ont été déclarés « non coupables » des conséquences de la catastrophe), et par la propagande du gouvernement, lequel voulait démontrer au monde entier, à l’occasion des Jeux Olympiques, qu’il avait réussi à surmonter l’accident nucléaire. Là encore, il suffit d’un peu de bon sens, ou encore de quelques voyages de reconnaissance pour se rendre à l’évidence : paysages détruits (sols raclés, arbres arrachés, sacs de terre contaminée à perte de vue), maisons en piètre état, préfabriqués ou encore bâtiments surdimensionnés destinés à une population quasi absente.

En juin 2016, pour l’épandage de la terre et le recyclage des déchets contaminés, la norme a été fixée en deçà de 8000 becquerels par kilogramme, alors qu’avant l’accident, elle était de 100 pour les travaux de ponts et de chaussées. Les 1150 km2 qui représentaient la zone d’évacuation autour de la centrale ont été réduits à 340 km2. Pour convaincre les réfugiés réfractaires à l’idée d’un retour, des moyens plus coercitifs ont été employés par l’État : supprimer les aides aux logements qui permettaient aux personnes évacuées de vivre en dehors de la zone irradiée. Ces réfugiés, dans un pays où la valeur du travail détient une place prépondérante, étaient régulièrement présentés comme des « assistés ». Motif invoqué pour la suppression des aides aux logements : ces derniers, qui n’étaient pourtant pas la panacée (leur mauvaise gestion a entraîné des dépressions, des troubles psychologiques et des suicides) seraient trop coûteux ! Preuve, si besoin est, que l’économie prime sur la santé. Rien de surprenant d’ailleurs au vu de l’extrême réticence des autorités à faire un lien entre la radioactivité et la surmortalité enregistrée, de même le nombre anormalement élevé d’enfants atteints d’un cancer de la thyroïde. Les organismes nationaux et internationaux liés à l’industrie nucléaire n’hésitent d’ailleurs pas à imputer au stress jugé disproportionné l’origine de diverses maladies, diagnostic fallacieux qui a un nom, « la radiophobie », terme créé après Tchernobyl pour désigner des « peurs irraisonnées » conduisant à une position antinucléaire « pathologique ». Il faut dire que ces organismes impliqués dans la gestion de la crise nucléaire de Tchernobyl sont les mêmes que ceux du désastre à Fukushima.

Privés d’aides aux logements, les refuges fermés les uns après les autres, 23% environ de la population est retournée vivre dans ces territoires (un pourcentage qui varie en fonction des localités). À commencer par les plus démunis, bien évidemment, surtout des personnes âgées sans ressources, contraintes de réintégrer des lieux à l’abandon depuis sept ou huit ans (soit un retour aux conséquences souvent funestes), ou encore des couples sans enfant (une exonération d’impôt allouée à ceux qui construisent de nouvelles habitations). Pour les « accompagner », des mesures encore plus pernicieuses ont été mises en œuvre, exposées en détail par Cécile Asanuma-Brice dans son ouvrage comme dans le cadre d’articles. Le message scandé par les diverses instances de l’industrie nucléaire est celui de la résilience (anglicisme employé en psychopathologie, mais terme d’abord utilisé en physique pour désigner un matériau dont l’élasticité permet de retrouver sa forme initiale après un choc). La résilience dont il est question à Fukushima n’a toutefois rien de psychologique (soit la faculté de surmonter un traumatisme et de se reconstruire), mais découle de la volonté d’apprendre à la population à gérer la contamination au quotidien.
Une politique de la communication s’emploie à faire passer ce concept de résilience, avec pour objectif de faire admettre la nécessité de vivre dans une « société du risque », où l’état d’exception menace de devenir un état normal, où les « normes d’acceptabilité » deviennent des instruments à géométrie variable. À des fins politiques, des programmes éducatifs se sont enchaînés : organisation d’ateliers sur la radioactivité destinés aux élèves du département de Fukushima, manuels apprenant à gérer la vie dans un environnement contaminé, organisation d’événements culturels destinés aux enfants sur l’ensemble du territoire, programmes télévisés vantant l’efficacité de la décontamination (qui n’a toujours pas été prouvée) par la vente des produits « frais » en provenance de la zone contaminée afin de relancer, coûte que coûte, l’économie de la région.
À celle-ci, François Bizet a donné un nom, « l’inhabitat », lequel « désigne non pas un territoire qu’il est devenu impossible d’occuper à cause d’une catastrophe, mais bien celui où il est désormais possible de vivre malgré elle ». La stratégie de communication mise en œuvre vise tour à tour à maîtriser les peurs, à « éduquer » (flux tendu d’informations et d’expertises qui brouillent les données épidémiologiques fiables), à « rassurer » la population (l’infantilisant au passage, plutôt que de l’informer véritablement, se dédouanant ainsi de toute responsabilité, et les exemples ne manquent pas à l’heure du Covid-19), alors que cette même population est privée de toute liberté de décision, captive d’une volonté de l’État qui ne cesse d’asséner des contrevérités.
Et elles sont de taille. Au Japon, l’attribution des Jeux s’est accompagnée, en plus de paiements de pots-de-vin dont est accusé le président du comité olympique nippon, de déclarations du Premier ministre, ShinzÅ Abe, assurant que la situation était « sous contrôle » à Fukushima. Hautement symbolique pour la « renaissance » de la région, le départ de la flamme olympique devait avoir lieu, le 26 mars dernier, dans la zone évacuée et partiellement rouverte à la population, à une trentaine de kilomètres de la centrale nucléaire. Plus précisément, au J-Village, un ancien stade de football qui avait servi de base arrière aux ouvriers de la centrale, réquisitionné et reconstruit par TEPCO. L’attitude jusqu’au-boutiste de ShinzÅ Abe, qui voulait maintenir les Jeux en dépit de l’extension de la pandémie, relevait une fois de plus d’un déni de réalité. Troublants, mais pas surprenants, fin février dernier, au sujet des moyens envisagés pour lutter contre le coronavirus, ses arguments étaient ceux utilisés lors de la catastrophe nucléaire : « se battre contre un ennemi invisible dont on ne connaît pas les conséquences ». Il excluait toute annulation, rejetait l’alternative d’un report, affirmant que les autorités étaient, de nouveau comme lors de la crise nucléaire, « minutieusement » préparées pour des rencontres sportives « sûres et sécurisées ». Mais le Covid-19 s’en est mêlé. ShinzÅ Abe déclare dorénavant que les Jeux Olympiques de juillet 2021 célébreront « la défaite du virus » face à l’humanité. À la bonne heure ! Dans l’immédiat, ses opposants l’accusent d’avoir minimiser le risque sanitaire en faisant passer les Jeux (dont les enjeux économiques sont bien entendu colossaux) avant la santé des habitants de Tokyo – ville qui, avec ses départements limitrophes, comptent 37 millions d’habitants. Quant au maire d’Osaka, troisième plus grande ville du pays, il s’est récemment vu contraint de demander à ses concitoyens de faire don de leurs imperméables en plastique pour faire face au manque d’équipements de protection dans les hôpitaux…


Références bibliographiques (sélection) :
Cécile ASANUMA-BRICE, « Les JO, le Japon et le coronavirus », Libération, 11 mars 2020 - Un siècle de banlieue japonaise. Au paroxysme de la société de consommation, MetisPresses, 2019 – « Fukushima, l’impossible retour dans les villages de l’ancienne zone évacuée : l’exemple d’Itate », Géo-confluences, 4 octobre 2018 – « De la vulnérabilité à la résilience, réflexions sur la protection en cas de désastre extrême », Raison-publique.fr, 25 novembre 2015.
François BIZET, « L’inhabitat », Penser avec Fukushima, éditions Cécile Defaut, 2016 – « Le coronavirus nous parle », à paraître prochainement dans Libération.
Alexandre GRAS, « Comment le Tōno monogatari et sa version complétée parlent de la croyance en Oshira-sama », Artes Liberales, n°99, 2016.
Catherine PINGUET, « La littérature de la bombe : silences et dénis – Hiroshima, Nagasaki », Chimères, n°62, automne 2006.
Satoshi UKAI, « L’avenir nommé Okinawa », Vacarme, n°33, octobre 2005 – « Ce qu’il disait six ans avant sur l’Orient, l’Occident et son pays – Mishima Yukio et les Jeux Olympiques de Tokyo en 1964 », site Ici et ailleurs, octobre 2018.

24 avril 2020
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