Poésie Alzheimer


Au fil des jours et de mon séjour ici àl’hôpital, au fil des pas de maisonnée en maisonnée, j’inscris mon parcours dans la répétition. Répétition de trajets, répétition de gestes, répétition de poèmes lus et de musiques écoutées. En fonction des personnes, des humeurs, du moment.

Peu àpeu cependant, àforce de prendre des notes àchacune de mes visites, je me rends compte d’une autre répétition.
Lors de mes ateliers il y a bien des répétitions de thèmes, de mots choisis et aimés par les résidents, peu importe la maisonnée et l’étage où ils se trouvent, en hôpital de jour, en soins de suite et de rééducation, en gériatrie longue durée ou en psychogériatrie. Mais je note progressivement, du fait de certains troubles cognitifs dont on ne me parle pas – j’arrive toujours vierge face àune personne comme en terrain inconnu àdéfricher – que d’autres répétitions ont lieu : motifs, paroles, mots, expressions qui font comme une rengaine, une chanson, une ritournelle.

Et voilàqu’une première pierre s’est mise àse poser dans le petit édifice que j’aimerais construire ici en poésie. Cette répétition me parle, je m’y sens chez moi, tout mon être y vibre. Ma poésie est en écho révélé dans ce lieu où rien ne semblait vraiment l’attendre.

On m’a souvent dit que je me répétais souvent dans mes poèmes, certains sous forme de reproches, d’autres le voyant comme un lien qui leur rappelait une chanson d’enfance oubliée.
Je suis làface àceux qui me répètent inlassablement àchaque séance la même anecdote avec les mêmes mots, les mêmes expressions étonnées en me les racontant. Je suis face àcette forme de poésie répétitive du langage, répétition d’autant plus nette et imagée que dans certaines maladies du type d’Alzheimer il n’existe plus aucun filtre.
Une poésie du rythme, une poésie pure libérée du carcan de la réflexion, une poésie brute que j’aime car elle me parle particulièrement.

Cette poésie, sans vouloir trop la contraindre, je la nommerais bien « Poésie Alzheimer  ».

La musique qu’elle contient fait écho àla musique écoutée qui réveille les souvenirs. Je ne porte pas seulement une blouse blanche et un masque, j’apprends àtoujours me promener avec mon enceinte àréveiller les morts, les arbres morts de la mémoire. Et les branches s’éveillent, le vent souffle, les feuilles se noircissent de mots tandis que s’ouvrent ces trachées que je n’entendais que tousser, crier, râler, respirer avec peine. Maintenant c’est un chant qui se libère. Laissons le faire.
Sa musique est faite de rythme, de mots, de phrases répétées qui scandent les séances comme des mesures. On s’y accroche.
Sa musique est faite de voix et de silence, de cris et de rires. Au-delàdes autres bruits autour, des chariots, des brouhahas de soignants qui ne nous remarquent pas au milieu du salon transformé de nos rêves. Au-delàdu temps et du lieu, la musique perce et transperce. Les fredonnements d’enfance et de jeunesse montent dans l’air alors que l’on ne sait plus souvent qui l’on est et qui est làassis àcôté. Cela n’a plus d’importance alors. Remonte l’ancien temps, le sans temps, dans un présent d’humanité.

Quant aux mots de cette poésie, ils sont inattendus telles des pépites dans cette boue souvent sombre de l’hôpital.
« Â L’amour fou c’est un petit pain au chocolat  », « Â ce chignon contient tous vos mots  », « Â on va toucher le soleil  », « Â un mot c’est ce qui reste reste quand il n’y a plus rien dans ma tête  », « Â Ã§a réchauffe les os froids  », « Â vous avez un masque c’est ce qui vous aide àparler  », « Â le mot avec le temps prend la poussière  », « Â il y avait un couple d’arbres dans le jardin, c’était mon oncle et ma tante  », « Â c’est la catastrophe de vieillir  », « Â la tête il faut la supporter  », « Â le noir m’aspire  », « Â tous les mots d’amour ont ma préférence  », « Â c’était le trou, de France ou de tout ce que tu veux  », « Â elle boit comme une serpillière  », « Â j’aime les mots qui glissent  », « Â l’amour ça contentionne  », « Â Ã§a barde, motus et boule de gomme  », « Â c’est la danse du plumard  », « Â c’est plus facile de se retrouver dans la forêt de la mémoire  »....

Spontanée, surréaliste, cette poésie Alzheimer rythme aussi le silence, le blanc entre les mots, blancs de la mémoire qui ne reviendra plus au fil des séances, blancs d’hiver furieux quand plus rien ne remonte dans l’impuissance de dire, que des larmes qui coulent dans le noir.

Et là, face àce vide, dans l’impuissance de dire, seule la poésie que je lis ou peut-être même ce qui se passe de mots peut répondre. Un geste. Une musique.

Silence.

Hiver des Quatre saisons de Vivaldi par Galliano. Allegro non molto.

23 juin 2021
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