Comme un jeudi

(Ce texte relate, sous le forme d’une chronique, la vie incertaine mais pleine d’espoir d’un atelier d’apprentissage du français pour des migrants. J’ai compris que la ’’zémourisation’’ en oeuvre dans ce pays provenait d’une impossibilité de rencontrer vraiment ces personnes venues de loin.)

Jeudi 1 –

Tous les jeudis, j’arrive à 12h30 à l’atelier scolaire. Au début, ils ne savaient pas ce que je faisais parmi eux, ni pourquoi je venais d’une banlieue pavillonnaire située à 600 kilomètres pour me rendre dans une autre banlieue où l’idée de pavillon ne se conçoit pas. J’ai essayé d’expliquer : la résidence, le Conseil Régional, l’atelier d’écriture. Ils ont acquiescé poliment. C’était abstrait. J’ai fini par dire : « J’écris des livres ». « Classe ! », m’a dit l’un. « Ça vent bien ? » « 5000 », j’ai répondu. J’ai juste dit « 5000 », comme on annonce un prix au moment de vendre une voiture. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, sur ce ton là. Puis je les ai observés, comme je le fais d’habitude : leur obstination, leur découragement parfois, leur soulagement d’être là, dans un endroit chauffé, sécurisé, apaisant malgré les horaires d’ouverture et de fermeture.

Jeudi 2 –

Igor arrive toujours une heure avant l’ouverture de l’atelier de français. Il reste dans le hall, tripote son portable, fait l’homme occupé. Sara arrive toujours une demi-heure en retard. Elle explique qu’elle est réellement une femme occupée, et que son fils en bas âge, à qui elle cède tout (elle en est désolée, parce que, dit-elle, elle a un minimum de connaissance en pédiatrie), lui prend tout son temps et toutes ses pensées. Abdoul, lui, vient de temps en temps, mais de moins en moins souvent. Aujourd’hui, il chahute un peu avec Igor - entre eux, c’est comme un rituel enfantin - puis ils se mettent au travail. Tout d’un coup Sara s’exclame, mi ravie, mi-blasée : « Je veux des maths ! » Elle sourit, mais elle est très sérieuse. Elle veut vraiment des mathématiques ! La langue française est faite d’irrégularités, avec ces lettres qui s’écrivent et ne se prononcent pas ; avec celles qui se prononcent, mais ne s’écrivent pas. Les mathématiques, au contraire, sont un repère stable et régulier, une compétence qui vaut ici et qui valait là-bas, dans le pays que Sara a quitté. Les mathématiques sont universelles. Voilà ce que dit Sara. Quant à Lisa, elle ne vient plus. Aux dernières nouvelles, elle vivrait dans un squatt, dans le centre de Paris. Mais nous n’en savons pas plus.

Jeudi 3 –

Comme d’habitude Igor arrive une heure avant l’ouverture de l’atelier. Comme d’habitude, il reste dans le hall et tripote son portable pour faire l’homme occupé. Concernant Sara, nous apprenons de sa bouche qu’elle ne viendra pas pendant trois semaines ; elle a trouvé du travail. Elle l’annonce sans fierté, parce qu’il est peu payé et particulièrement ingrat, aussi parce que sa vie d’avant, dans l’enseignement supérieur, loin d’ici, en Arménie, lui fait relativiser la portée de ces propos. Alors, comme un « au revoir », elle répète, sourire en coin : « Je veux des maths ! ». En disant cela, elle parle aussi de son passé, de l’époque où elle vivait en Arménie, avec ses compétences, le métier et le statut qu’elle avait là-bas. Que faisait Sara en Arménie ? Quel était son travail ? Quelle était sa vie ? Les français des pavillons voient les migrants comme un groupe homogène, avec une histoire commune faite d’exil et de souffrance. Pourtant, avant, ils avaient le plus souvent un métier, une vie amoureuse, des enfants, des passions, des habitudes, des qualités et des défauts… Aujourd’hui, cette vie n’est plus visible, mais elle ne peut pas s’oublier facilement. Pour la retrouver, il faut se souvenir de Sara qui demande des mathématiques comme si elle était en train de dire : « Mes compétences de là-bas sont encore valables ici ! » Les mathématiques la suivent comme une valise pleine d’images et d’espoir. Elles font la jonction entre sa vie passée et sa vie présente. Mokthtar et Igor, eux, ne veulent pas de maths. Ils préfèrent le français. Durant l’atelier, ils restent concentrés et font montre d’une assiduité exemplaire. Si l’on me demandait de citer en exemple des jeunes gens jeunes venus d’ailleurs et soucieux de vivre en bonne intelligence dans ce pays, c’est à eux que je penserais en priorité. Mais personne ne me demande une telle chose ; personne, dans ce pays ‘‘BFMisé’’ ne demande plus de telles choses. Quant a Lisa, nul parmi nous n’a de nouvelles –pas même l’ombre d’une rumeur la concernant.

Jeudi 4 –

Abdoul et Igor sont amis hors de l’institution ; le premier apprend au second les rudiments de la langue française. Quelques fois, aussi souvent que possible, ils se rendent à la médiathèque de Saint-Igor pour essayer de lire des romans qu’ils prennent au hasard - je les imagines découvrant Christine Angot. Aujourd’hui, Abdoul ne vient pas ; il danse du côté de Cergy - mi-afro, mi hip-hop. Il nous a fait une démonstration la dernière fois, se tordant le dos de façon spectaculaire. Lisa, elle, ne revient toujours pas. Quant à Sara, comme prévu elle fait les ménages chez de riches familles des environs, pour une fête religieuse, loin de l’Arménie dont elle enseignait les subtilités de la langue autrefois, il n’y a pas si longtemps. Mais dans ce pays à « aimer ou à quitter », comme dirait l’autre, on dirait que personne ne demande plus de telles choses au sujet des migrants.

Jeudi 5 –

Abdoul et Igor ne sont plus amis ; le premier est absent ; le second nous apprend qu’ils sont fâchés, sans plus d’explications. Le premier doit danser du côté de Cergy, se tordant le dos de façon spectaculaire devant de jeunes filles ébahies, parmi lesquelles, nous a-t-il dit très sérieusement, la semaine dernière, il trouvera bientôt une épouse. Sara fait encore le ménage chez les riches familles des environs. Lisa ne revient toujours pas. Personne, dans ce pays ‘‘suicidé à la française’’, comme dirait l’autre, ne demande plus de telles choses au sujet des migrants – comment ils apparaissent et comment ils disparaissent.

Jeudi 6 –

Abdoul et Igor ne se sont pas réconciliés. La brouille a l’air sévère, et ce pour un motif que j’ai su, puis que j’ai oublié. Abdoul a-t-t-il trouvé une épouse ? Lisa est devenu un nom sur une liste. Sara fait toujours les ménages chez ces riches familles des environs, qui n’ont aucune raison objective pour lui demander qui elle était avant. Oui, personne, dans ce pays de future ‘‘soumission’’, comme dirait l’autre, ne demande plus de telles choses.

Jeudi 7 –

Igor est seul, en avance, comme d’habitude - parfaitement seul. Lui et Mokthar ne se sont toujours pas réconciliés. Plus la brouille prend un air d’éternité et moins je me souviens du motif qui l’a provoquée. Lisa est devenu un nom sur une fin de liste. Nous parlons d’elle, mais sans soutenir les regards, comme si nous avions peur de comprendre. Sara devait revenir, mais elle ne revient pas. Elle était drôle, mettait de la bonne humeur. Nous le découvrons maintenant qu’elle est partie. Abdoul ne revient pas, lui non plus. A-t-il trouvé une épouse ? Maintenant, Igor est seul à apprendre et à confondre les verbes « être » et « avoir », les mots « reine » (Elisabeth) et « renne » (du père Noël). Je reste là, à l’observer, à lui parler, lui qui n’intéresse plus grand monde dans ce pays où ‘‘l’identité’’ est ‘‘malheureuse’’, comme dirait l’autre. Il faut le voir ici, comme ailleurs, comme un jeudi, faire l’homme occupé une heure avant l’ouverture de l’atelier.

Jeudi 8 –

Igor est seul. Apparemment, il ne va pas bien. Il éprouve des difficultés pour faire ses exercices. Comme il ne comprend pas les réponses, il essaie de les deviner en observant l’enseignante. Il guette ses mouvements de tête. Si elle esquisse un « non », il sait que la réponse sera négative. Si elle esquisse un « oui », il sait que la réponse sera positive. Il n’a pas compris l’exercice, mais il montre deux choses : d’abord qu’il est intelligent parce qu’il peut s’adapter aux circonstances ; ensuite qu’il a sa fierté et qu’il n’a pas envie de perdre la face. Aujourd’hui encore, il n’est pas venu en vain aux ateliers scolaires, même s’il est seul dans l’atelier. Bien sûr, nous regrettons Abdoul, et Sara. Je me souviens qu’elle disait qu’en arménien, « vasi » est une forme du verbe « courir » à l’impératif et signifie « cours ». En français, « vasi » se prononce comme « vas-y ». Au final, nous avions observé que si nous utilisions ce mot à l’adresse d’un Arménien et d’un Français, les deux effectueraient la même action : ils se rendront vers un lieu donné. Sauf que l’Arménien ira plus vite – puisqu’il court. Il faudrait classer au Patrimoine Mondial de l’Humanité ces mots qui permettent de faire des ponts entre les langues. Voilà ce que j’avais pensé lorsque Sara m’avait dit ça. Mais elle n’est plus là. Nous la regrettons. Nous regrettons aussi Lisa. Mais Igor, visiblement, s’accroche, même seul, et nous ne pouvons vivre dans les regrets.

Jeudi 9 –

Sara est revenue, toujours aussi enjouée. Elle dit que son fils, à qui elle passe tout, lui demande beaucoup d’énergie. Elle dit : « avec lui, ‘‘s’il te plaît’’ veut dire ‘‘donne-moi’’ ! » Le père serait important pour cadrer, mais celui de l’enfant est parti, déplore-t-elle. Elle travaille dur, elle fait des ménages à 7 euros de l’heure. Elle se replonge sur sa copie puis, au bout d’un moment, hésite : « on dit je suis ‘‘las’’ ou ‘‘là’’ ? ». « Ça ne se dit plus », je réponds. On passe à autre chose. Elle se plaint, encore, mais avec un air malicieux. Son fils a cassé ses lunettes, « c’est trop difficile », elle dit. Elle préfère en rire. De son côté, Igor était là, comme d’habitude, une demi-heure en avance. La brouille semble irrémédiable avec Abdoul, qui est revenu. Il nous apprend qu’il danse à Eperney, de l’afro-hihop et cherche toujours une épouse. En attendant, il fait la dictée à Sara, qui proteste : « je ne comprends rien ». Pendant ce temps, Igor copie sur Sara et reproduit ses fautes, elle qui confond les ‘‘e’’ et les ‘‘o’’. La voilà qui veut faire une dictée avec des verbes du deuxième groupe, protestant qu’elle était absente pour cette leçon. « Je suis perdue », dit-elle. Cette mauvaise nouvelle est atténuée par le fait que Lisa a trouvé du travail – de l’aide à la personne. L’autre bonne nouvelle, c’est que quelqu’un, par hasard ou non, a obtenu des nouvelles de Lisa.

Jeudi 10 –

Igor écoute l’enseignante lui parler en français. Il plisse les yeux, il hoche la tête, il se concentre. Elle lui demande s’il comprend ce qu’elle lui dit. Il répond que « oui ». Mais ce n’est pas vrai. C’est trop difficile. En réalité, Igor ne comprend que quelques mots. Il se concentre encore. Pour lui, ces phrases en français sont comme une mélodie pleine de fausses notes. Il lui faut retrouver l’air. Alors il se concentre encore et, soudain, ce qu’il attendait se produit enfin : il comprend une suite de mots ; ça ressemble à une chanson de son pays. Sara apprécie les efforts de Igor. Elle montre au mur l’affiche des tables de multiplication et dit : « Multiplication », en arménien, ça veut dire Cartoons ! ». Nous en parlons un peu. Nous exposons nos points de vue. Il faudrait aussi classer au Patrimoine Mondial de l’Humanité ces mots qui permettent d’engager la conversation au-delà des différences de langues et de cultures. Elle conjugue le verbe faire : « je faisais, je fais, je ferai ». Elle s’arrête un moment sur le futur, et répète : « Oui, je ferai ». D’autres arrivent pour l’atelier informatique. Igor et Abdoul, qui ne se parlaient plus depuis plusieurs semaines, échangent presque un fou-rire. Et tout finit comme un jeudi, plutôt bien, sur une note optimiste - oui, optimiste, même dans ce pays fatigué.

3 juin 2015
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