« Tout d’un coup cette personne existe, un texte en atteste »
par Eric Chauvier, dans le cadre du dossier transversal ateliers d’écriture en résidence
L’improvisation est totale et dépend entièrement du public, de sa maîtrise et de son rapport symbolique à la langue : des adolescents décrocheurs peuvent nourrir de sérieux complexes ; des migrants peuvent simplement ne pas savoir lire le français. Dans tous les cas, je m’adapte : je tente d’abord d’intégrer les contextes : je peux par exemple éviter les mots trop sophistiqués ou lire mes textes. Je pense cependant qu’il ne faut pas renoncer à l’exigence au risque d’être perçu par les lecteurs comme un manque de respect à leur encontre. Je cite des écrivains, des philosophes. Rappeler leur nom dans des contextes où ils apparaissent peu (par exemple citer un auteur français à une famille de migrants serbes) comporte quelque chose de jouissif pour moi ; le textes perturbent les repères des lecteurs et ouvrent des possibles. Les personnes souffrent de ne pas être perturbées dans leur rapport émotionnel au monde ordinaire.
Ici, je ne suis ni médiateur ni enseignant ; ces deux possibilités étant pour moi des métiers à part entière, autres que le mien. Je suis juste un écrivain en charge de mettre à jour (révéler ?) une partie du monde qui ne se voit pas : ici les participants de ces ateliers (migrants, adolescents en échec scolaire, parents dépassés par les évènements) généralement rendus mutiques, invisibles et souvent résignés et déprimés par la routine qui s’abat sur eux.
Les ateliers nourrissent directement mon travail de création. Ils en sont la matière lorsque je découvre des personnes qui dégagent mon horizon vers des enquêtes possibles. En ce moment, je pense par exemple à deux jeunes de l’atelier scolaire où j’interviens ; lorsque ces deux là, un serbe et un ivoirien, quittent l’atelier, ils se rendent directement à la médiathèque pour prendre des romans et s’entraîner à lire. Voilà le début d’une enquête possible, qui tranchera quoiqu’il en soit, avec les formulations identitaires habituellement entendues sur la vie périphérique des étrangers de France.
L’atelier d’écriture permet de nouer un lien entre les lecteurs et les textes ; si un texte peut exister sur eux, parler d’eux, alors, en général, leur estime de soi augmente. C’est pour cela que j’écris avec eux, pour que le texte fasse d’eux des êtres dignes de considération. Un migrant est avant tout une personne le plus souvent en situation de rupture familiale, sans repères, obligée de se reconstruire psychiquement dans une ville inconnue. Un texte qui parle de cette personne se dote d’un pouvoir symbolique très fort : tout d’un coup cette personne existe, un texte en atteste. Cette attente est explicitement celle de l’AVVEJ, l’institution qui m’accueille : que ceux qui n’ont pas de travail, de papier, qui collège, qui sont victime de violences, retrouvent cette estime d’eux-mêmes.
Cela fait la troisième fois que j’utilise ce type d’ateliers : adolescents, migrants, parents de Seine Saint-Denis. C’est à chaque fois une expérience très différente. Pour faire simple : les adolescents n’osent pas mais savent ; les migrants osent mais ne savent pas ; les parents savent et osent (parfois). Ces configurations sont fluctuantes, heureusement, et tout devient possible, ce qui m’amène à changer de regard en permanence, à m’adapter ; c’est un bouleversement permanent.