Attention uniformément flottante

Chapitre 8 : dans lequel on pose des questions fondamentales





On a commencé à domestiquer le phénomène électrique au XVIIIe siècle, les premières tentatives de tubes cathodiques ont occupé des savants au cours des années 1930, Pierre Sabbagh s’est envolé dans sa montgolfière en 1949 (voir Chapitre 4 : Casse-cou, homme-tronc, Poulet-Malassis, dans la même rubrique), l’Institut National de l’Audiovisuel est créé en 1974, Léon Zitrone meurt en 1995 (voir Autre interlude) – quant à eux, ils sont nés bien plus tard, apparemment pas ou peu effrayés de venir au monde après tant d’événements, et de choses, et d’êtres, et de controverses (au contraire, ils font preuve d’une admirable insouciance, qu’on pourrait appeler sans se tromper désinvolture – elle se traduit parfois en une pure et naturelle agitation des os, comme le tremblement des feuilles sur les branches d’un arbre).

Évoquer les temps anciens de la télévision (la pipe de Sabbagh en 1949, les mires, les interludes, les reportages sans couleur ni son), revient pour eux à évoquer des incunables ; avant 1970, tout se confond, après 1970, tout se précipite ; et quand on évoque une pellicule de cinéma, ou la bande du magnétophone, on a le sentiment de déployer sous leurs yeux, hors d’un panier d’osier, un serpent pittoresque, pas bien dangereux, mais qui enchantait nos ancêtres (nous-mêmes en tant qu’ancêtres).

Au Collège Paul Vaillant-Couturier de Champigny-sur-Marne, puis au Collège Jean-Perrin, au Kremlin-Bicêtre, l’auteur-en-résidence (moi – venu au monde avant la création de l’INA, mais après l’invention de la pile par Alessandro Giuseppe Anastasio Volta) a évoqué les débuts aphones et chaotiques de la télévision, les premiers enregistrements, la question du support et du stock, celle de l’archivage, de la conservation, de la restauration, du classement – puis, avant de voir bâiller les premiers rangs, expliqué comment (et pourquoi) il tente d’ajouter à des images muettes un commentaire, parfois fidèle, parfois traître.

(La question du comment se résout en un quart d’heure, celle du pourquoi est insoluble : à l’examen de l’à-quoi-bon, rien ne résiste, pas même le doute cartésien, pourtant lui-même irrésistible.)




(Interlude sans aucun rapport : Montréal en hiver)





Les jeunes recrues ont écouté l’a-e-r avec un mélange d’attention crédule et de détachement ironique, leur superbe à eux – on aurait dit parfois l’attention flottante préconisée par Sigmund Freud, bien avant l’invention de la pipe de Pierre Sabbagh. De temps à autre, un bras s’est levé, tout petit bras, assez peu raide, et au bout de ce bras, un doigt, et au bout de ce doigt, une question, mais évanescente, comme si elle voulait se contredire en s’amenuisant.

Elles ont (les recrues) demandé à l’a-e-r s’il était payé pour son travail, s’il était connu, s’il connaissait Guillaume Musso ; elle n’ont pas osé lui demander si ça valait vraiment la peine de perdre ses cheveux et son acuité visuelle et de s’embarrasser autant au contact de la grammaire.

Le Festival de l’Oh (voir Montée des eaux 1 et 2) participait à sa manière à ces rencontres : à Champigny, on se préoccupe du Gange ; au Kremlin, de la Bièvre : Bièvre et Gange sont apparus sous forme d’images muettes aux élèves de l’un et l’autre collège – à eux maintenant de faire ce que l’a-e-r tente de faire depuis des semaines : ajouter de la parole à ces documentaires silencieux, pour le seul plaisir du jeu.

On a vu des mires anciennes et modernes, des morceaux de pellicule, des boîtes d’archives, un peu de l’intérieur de l’Institut à Bry-sur-Marne, un petit film montrant une course de livreurs de journaux (1930), après quoi, une cloche a sonné – enfin, une sonnerie, en plus moderne.





12 mai 2011
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