Dans un avion pour Barcelone, 01 | Edith de Cornulier & Laeticia

DANS UN AVION POUR BARCELONE
MIDI

Marina, 18 ans
Charlie 1, 16 ans

MARINA

Même si c’est pas la première fois, j’aime toujours autant m’attarder là-dessus. Le monsieur qui tapote ses doigts sur sa jambe àune vitesse folle, lui, il est stressé au décollage. Y a ceux àqui ça fait ni chaud ni froid. Puis y a les personnes comme moi qui sont un peu comme des enfants. Sarah aurait adoré venir, mais elle a trop peur. Ils ont enfin mis les moteurs en route, il était temps. Du coup, le bolide prend de la vitesse, j’adore voir la Terre qui rapetisse. On dirait une maquette. Dommage qu’il soit que midi, au coucher du soleil c’est encore plus beau.
CHARLIE

Personne ne m’appellera plus jamais Charlie, je n’ai plus seize ans, et pour la première fois de ma vie le soleil me fait peur.
On ne sent pas le vent ici, le bruit siffle dans mes oreilles, les autres se taisent. Je ne regarde pas leurs visages, il faut que j’ignore qui ils sont, àquoi ils ressemblent. C’est important que je n’aie plus aucun contact avec les autres êtres humains jusqu’àla fin.
Tu sais, papa, le jour où tu es parti, tu as emporté le rire de la maison. Puisque maman et Thierry refusent que j’aie un chien, ils verront ma photo sur l’écran de la télévision. Ils regretteront leur haine, et moi j’aurai atteint le stade suprême du bonheur, mon nom sur le livre des martyrs et ma chair éclatée.
J’étais faite pour marcher sur les routes avec un chien Cane Corso, avec une robe noire, des bottes cloutées et des vagabonds. C’est trop tard maintenant. Le soleil scintille, j’ai peur et je suis très heureuse. Il est midi sur la terre.

MARINA

A deux ou trois rangées, il y a une fille qui me dit quelque chose. Je l’ai sà»rement déjàvue… en primaire, c’est ça ! Elle devait être dans mon école, peut-être même dans ma classe. Qui sait ? Son nom, je le connais même pas. Je l’ai jamais su en fait. Je me souviens juste qu’on jouait pas avec les mêmes personnes, on s’est jamais parlées. Elle avait pas l’air méchante pourtant. C’est la vie, mais c’est con. On aurait pu bien s’entendre, je sais pas. C’est dingue de penser qu’on voit des personnes pendant des années, mais qu’on leur parle jamais.

CHARLIE

Le soleil dégouline tellement qu’on ne voit plus le bleu du ciel. C’est l’heure. Sans regarder mes voisins je me lève, dans le couloir je titube, les yeux fixés en hauteur, làoù l’on ne croise pas d’autres yeux.
J’attends debout en tanguant ; enfin tu sors. Tu demeures un instant devant la porte, tes jolies jambes très longues posées sur tes fines chaussures. Ta main gauche porte deux bagues d’argent. Je devine que tu me regardes, que tu me souris.
J’imagine ce que cela doit faire d’être belle comme toi, j’entends là-bas un homme qui t’appelle Marina, tu restes encore une fraction de seconde debout tout près de moi. Si je te voyais tout entière, peut-être que la ligne du temps s’inverserait, mais je te bouscule et je referme la porte des toilettes derrière moi.

MARINA

Et si on les recroise un jour, on va leur parler ? Je devrais le faire ? Peut-être que si je le faisais, on se remémorerait le passé qu’on a en commun sans le vouloir. Les profs, l’école, la cour. Ou peut-être qu’elle s’en fout et qu’elle veut rien en savoir. Peut-être qu’on s’apprécierait, qu’on garderait contact. Et puis peut-être que ce serait tout l’inverse. J’en sais rien. Personne ne pourra jamais savoir de toute façon…

CHARLIE

Il n’y a pas de soleil dans les toilettes et je n’ai plus peur. Je respire encore deux ou trois fois. Si je sortais d’ici, j’irais te voir Marina, pour connaître la couleur de tes yeux et le son de ta voix.
Pardonne-moi Marina. Je ne déteste plus personne. J’actionne : il est midi cinq dans le ciel en feu.@)

Marina : Laë ticia (ML 77)
Charlie : Édith de Cornulier

13 juin 2016
T T+