Le Spleen de Paris

Texte de la première leçon donnée par Arthur Larrue à La Manœuvre, en janvier 2014

La lecture du Spleen de Paris fait voir double quand nous adoptons plus volontiers, par empressement, paresse, résignation, timidité, soucis d’alternance, l’habitude d’être borgne.


Charles Baudelaire fut un peintre de clairs-obscurs. Il voyait bel et bien double. L’ombre allait avec la lumière et il travaillait sur la fusion de l’un dans l’autre. Cette vue intègre, retrouvée, restitua leurs ténèbres aux sujets et aux objets du Spleen. Elle les fit plus éloquents que s’ils avaient été tracés en lignes claires, lumineuses, noires sur blanc. L’éclairage qu’elle jeta anima les figures du Spleen, peut-être mieux que la vie elle-même.

Dans le Spleen, notre vue devient plus altière.

Nous voyons mieux.

La vie parle avec la mort. La mort avec l’éternité. La jeunesse se regarde dans la vieillesse comme dans un miroir et la gloire ricane de la dérision qui la talonne. Les mots du Spleen sont larges au point qu’ils avancent avec leur contraire, simultanément. Les objets et les personnages du Spleen ont perdu leur circonscription, ils rayonnent comme des astres et s’évanouissent comme des mirages.

L’argent, cette valeur positive, étalonnée, institutionnelle, devient dans le Spleen plus fumeuse, plus fantasque, que l’idole devant laquelle nous nous pâmons d’ordinaire dans nos sociétés si performantes, si productives, où toute pensée gratuite est rejetée à l’état de loisir.

L’or du Spleen se compare à Dieu.

D’une idole à Dieu, il y a tout l’écart de la transcendance.


Les ténèbres du Spleen ne sont donc pas un motif ou une couleur dominante, pas même un thème de prédilection propre à Charles baudelaire, mais une liberté gagnée sur le sens usuel des mots. La noirceur du Spleen, son caractère intrinsèquement instable, contradictoire, fragmenté, flou, met en œuvre un refus de céder à la réalité qui procède par enveloppes, individus, cohérences, distinctions, chronologies, tiroirs.


Si Charles Baudelaire fut damné. Charles Baudelaire répéta inlassablement qu’il était damné. Toute sa vie se déroula à partir de sa damnation, la postérité entérina sa damnation et tient encore Charles Baudelaire pour le champion de nos écrivains maudits. Si Charles Baudelaire fut damné donc, ce fut dans le pacte qu’il passa avec la pénombre. Dans cette pénombre, l’œil s’efforce de mieux voir. Notre conscience devine que les choses se continuent les unes les autres.


Ce que Charles Baudelaire à travers Edgar Poe ou Edgar Poe à travers Charles Baudelaire appelle démon de la perversité, s’excite en nous. On se demande où finit Edgar Poe, où commence Charles Baudelaire, tant l’un et l’autre forment un genre inouï de symbiose littéraire : Charles Baudelaire traduisit l’intégralité d’Edgar Poe avant de publier un livre qui fut intégralement un livre de Charles Baudelaire. Il termina la version française de Pym le mois exact de 1857 où il corrigeait les épreuves des Fleurs du mal. Ce mot démon n’est pas poussif ou théâtral, il n’est pas mort avec dieu et la maladie mentale de Nietzsche, vers 1900. Qu’on pense au désir de connaissance du docteur Faust, à la soif de vérité qui nous incline plus sûrement qu’une tentation charnelle, qu’on rappelle que Lucifer est l’ange chargé de porter le flambeau. Après tout, le même crépuscule que celui du Spleen doit bien illuminer l’enfer où le démon trône. Aussi, taraudées par un désir inaltérable, obscurcies par une nuit tombante, les choses du Spleen n’existent pas autrement que sous une forme trouble, poreuse, translucide. Il n’y a pas à proprement parler de choses dans le Spleen, il n’y a que des symboles. Et qu’est-ce qu’un symbole, sinon une chose devenant autre chose ?



Le Spleen de Paris est inachevé. Charles Baudelaire s’est bien gardé de terminer un livre qu’il voulait infini. En 1869, lorsque le Spleen parait pour la première fois dans le quatrième volume des œuvres de Charles Baudelaire, chez l’éditeur Michel Levy, Charles Baudelaire est devenu infiniment lui-même : Charles Baudelaire est mort depuis deux ans, à la fin de l’été, à Paris, près de l’Etoile, le 31 août 1867. Comme les poèmes de son Spleen, sa vie fut un crépuscule, un renversement méthodique et raisonné du sens premier.

Elle lui servit essentiellement à mourir.


Charles Baudelaire mourut à l’âge de 46 ans et 4 mois, presque vieux. Son physique tenait de la femme trop maigre et du vieillard précoce. Ses yeux étaient deux gouttes de café noir comme ceux de son double de La Fanfarlo. Il attrapa la mort avec son premier amour. Elle s’appelait Sarah, vivait rue Saint-Antoine, près de la Pietà que peignit Delacroix dans l’église Saint-Denys du Saint Sacrement et que Charles Baudelaire allait voir après et avant avoir aimé Sarah. Charles Baudelaire baptisa pour lui Sarah d’un petit nom ridicule : "Louchette". Tout morbide et génial qu’ait pu être Charles Baudelaire, il ne put nommer la mort qu’il contracta du vagin de Sarah. Cette mort n’avait pas encore de nom à lui. Les femmes portaient cette mort sans en souffrir elles-même et l’offraient à leurs amants pour qu’ils se souviennent d’elles. Un certain Ricord ou Wassermann ou Argyll-Robertson, la nomma un demi siècle après sa mort d’un nom curieux, serpentin et sec comme tous les noms de maladie : syphilis. On apprend des mots bizarres en approchant la vie de Charles Baudelaire. Blennorragie, ictus, aphasie, hémiplégie. On apprend aussi de curieux mélanges. Alcool, tabac, haschisch, mercure, iodure de potassium. Laudanum pour corriger les effets néfastes du mercure. Opium pour corriger la vie toute entière et s’endormir d’un sommeil qui pût être semblable à la mort.


La vie de Charles Baudelaire est exemplaire. A travers ses vapeurs, ses fumées, comme s’il eut été un encensoir ou une marmite, Charles Baudelaire dissipa le corps de Charles Baudelaire. Il congédia la matière qui encombrait l’esprit de Charles Baudelaire. Ses toxicomanies, ses maladies, furent les composantes de l’assomption de Charles Baudelaire. Oeuvre poursuivie dans l’agonie, le Spleen de Paris devait servir de pendant aux Fleurs du mal. Les Fleurs sont des fleurs. Quoiqu’elles poussent sur une charogne ou dans le lit de deux lesbiennes, elles sont belles, elles agrémentent. Leur beauté nous sauve et nous sert de refuge. Or, le Spleen n’est pas beau. Il n’abrite pas du monde. Il est un moyen de se venger du monde, de le renverser.

S’il est de Paris, c’est qu’il annonce sa cible.

S’il est en prose, c’est afin de s’assurer une arme pratique, mobile, sûre de son impact.

Le Spleen est le manifeste raisonné d’une négation des choses, un refus rigoureux, consciencieux, systématique, de la réalité.

Le Spleen congédie la vie.

Le Spleen est un énoncé de la mort.

Le portrait ovale d’Edgar Poe n’est pas loin, où un peintre extirpe la vie de son modèle et puise le rouge de ses lèvres artificielles dans le rouge de ses lèvres réelles. L’œuvre terminée, le modèle meurt.

Charles Baudelaire inventa des procédés d’écriture inédits pour exercer en littérature la dissipation à laquelle il soumettait Charles Baudelaire. Il changea sa personne en personnage, sa vie en légende, et de son Spleen il fit l’aventure d’une conscience aux prises directes avec les catégories du réel. William Wilson, encore un conte de Poe, poursuit son double, le tue, et s’aperçoit qu’il s’est tué lui-même. Et si Charles Baudelaire était le véritable nom de William Wilson ? Puisque William Wilson avoue dès les premières lignes que William Wilson est un pseudonyme, qu’il déclare au lecteur devoir cacher son nom véritable, trop illustre, dit-il, pour une vie sordide.


Comme William Wilson, Charles Baudelaire attacha beaucoup d’importance à ses vêtements. Quoique toujours élimées comme des draps de famille, les chemises de Charles Baudelaire étaient bien mises, propres, ses mains récurées et ses ongles soignées. Il se teignit même une fois les cheveux en vert, pour la pose, la faconde, la mode singulière qu’il était seul à suivre. L’année de son suicide manqué, en 1845, dans ses premières années de bohème, il commanda un gilet et fit envoyer la note à son demi-frère Alphonse.

Les vrais suicidés se manquent-ils ? N’y a-t-il pas plus expéditif qu’un canif ? Chercher l’envers de la vie ne signifie pas l’interrompre. Tout désespéré qu’il fut, Charles Baudelaire ne tenta de se tuer que cette fois-là, avec un canif, sans y croire. Charles Baudelaire est un poète de la mort, pas du suicide. William Wilson réussit plus sûrement à se tuer avec un poignard, c’est à dire autrement plus radicale et meurtrière qu’un canif.

Le demi-frère Alphonse reçoit donc la note, du gilet pas du canif. Alphonse est corpulent, même colossal, c’est un bourgeois rond et intègre du genre de monsieur Bertin. Mais ses gilets lui coûtent dix-huit francs, celui de Charles Baudelaire quarante. Alphonse ne voit pas pourquoi il paierait double le gilet de sa moitié de frère. Il faut dire que Charles Baudelaire dessinait lui-même ses gilets, qu’il les commandait chez les meilleurs tailleurs de Paris, qu’il les exigeait longs, seyants, colorés. Il mit même au point une blouse ample, mi-ouvrière mi-aristocratique, qu’on peut voir sur le portrait qu’a fait de lui Carjat. Les tailleurs sollicités voulaient tous être payés avec l’argent d’Alphonse, de sa mère ou d’un autre de ses innombrables créanciers. Parce que pas un seul tailleur, ni Alphonse ni sa mère ni aucun de ses créanciers, ne voulaient être payé avec des poèmes de Charles Baudelaire.


Après vingt-cinq ans de publication, des centaines de gilets impayés et des dettes à toutes les adresses de France et de Belgique, Charles Baudelaire n’avait gagné que quinze mille huit cent quatre vingt douze francs et soixante centimes, soit moins de quatre cents gilets, à quoi il faut soustraire les trois cents francs d’amende pour atteinte à la morale publique des Fleurs.

Longs, seyants et colorés, ces gilets ne suffisaient pas à nourrir, loger et droguer Charles Baudelaire. Ses cigares lui coûtaient déjà trente centimes pièce.

Calculons combien il faudrait aujourd’hui de gilets pour payer ne serait-ce qu’une patte de mouche signée Charles Baudelaire. Le ratio s’est considérablement inversé. Sa façon de voir double n’était pas seulement une hallucination issue de sa fiole de laudanum, pas uniquement un procédé de l’art subversif de son Spleen. Admettons sa largesse pour Alphonse, sa mère, ses créanciers, car si ces monstres avaient attendu que Charles Baudelaire trouve son double, ils auraient remboursé leurs frais de tailleur aux centuples et capitaliseraient encore sur le prix d’un seul de ses gilets. Il y a de quoi rire d’un rire démoniaque et scabreux quand on pense que Charles Baudelaire serait aujourd’hui multimilliardaire. Il y a de quoi mépriser l’or, haïr Dieu, la fluctuation des prix, le cours des monnaies, toute l’organisation civile.


On comprend la méchanceté du Spleen et la vengeance froide qu’il met en œuvre. Le Spleen est dédié à la débilité de ses contemporains, à la vulgarité de son époque, à une modernité incapable de concevoir une rétribution qui pût être vraiment humaine. Nouvelle, disaient-ils. Industrielle, disaient-ils encore. Les usines grossissaient. Les affaires s’affairaient. On détruisait Paris pour construire une ville-lumière brûlante de gaz, de verre, d’acier, d’allées droites et pavées. L’ombre hospitalière si chère à Charles Baudelaire rétrécissait. On ne croyait plus au diable. On parlait du progrès, de la vitesse des trains, de la pudeur des femmes et de l’hygiène des bordels.

Reste que le dernier poème du Spleen servit bien à payer un gilet, peut-être le dernier que posséda Charles Baudelaire. En 1865, Charles Baudelaire complimenta le gilet du peintre animalier anglais Georges Stevens. C’était à Bruxelles, lors d’un dîner d’artistes réprouvés et misérables, errants comme des chiens des rues, et qui font de nos jours la fortune des salles de vente. Vous me dédierez un poème, dit Georges, je vous donnerai mon gilet.


S’il n’avait pas enfanté son double, Charles Baudelaire n’aurait été qu’une moitié dérisoire, borgne, amatrice de gilets. Peut-être agraferait-on encore des notes de tailleur sur son cadavre. Mais la revanche poétique de Charles Baudelaire sur les fluctuations marchandes est l’indice, sinon la preuve, que l’arme de son Spleen fonctionna. Charles Baudelaire fut maudit mais Charles Baudelaire maudit en retour. Par la force du Spleen, il sut infléchir le sort et la symbolique boursière qui s’y rapportait. Il retourna "la fortune" contre elle-même. Puisque l’argent ou l’économie ou la prudence ou toutes les valeurs bourgeoises, replètes, utiles, odieuses, remportaient au milieu du dix-neuvième siècle une victoire décisive et qui nous engagerait pour longtemps, puisqu’elles devenaient la maîtresse des destinées des peuples et les égales des dieux, il fallait que la littérature, c’est-à-dire la conscience dans son plein exercice, libérée du réel, trouvât le moyen de lui scier les pattes, que ce veau d’or flanche, s’éclate par terre comme une pastèque.

Il fallait que Charles Baudelaire écrivit le Spleen.

C’est dans le Spleen, par le Spleen, que s’élabore le dédoublement de Charles Baudelaire.

Avez-vous vu cet autre vous-même ?

N’avez-vous jamais suivi votre ombre ?

Ne lisez-vous pas je, dans le Spleen ?


Charles Baudelaire ne rencontra qu’une fois son double.

C’était quelques jours avant de mourir.

Une amie lui présentait un miroir.

Il vit le reflet de Charles Baudelaire mais ne put rien lui dire. Son état ne lui permettait que de souffler hum hum, à la rigueur de grogner crénom à la place de sacré nom de dieu. Ce n’était pas le genre de paroles qu’aurait adressées Charles Baudelaire à une personne nouvelle et qu’on lui présentait, de surcroit, pour la première fois. Tous ses contemporains, amis ou ennemis, témoignèrent de la politesse, du maintien, de la parfaite éducation de Charles Baudelaire. Alors, avec la moitié de corps mobile qui lui restait encore, d’un léger dodelinement de la tête, Charles Baudelaire salua Charles Baudelaire.


Arthur Larrue

4 avril 2014
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