Mathieu Simonet | Invitation au bal du silence
Chloé M., étudiante en master de création littéraire, évoque le "Bal du silence" que j’ai organisé pour le premier cours
Bienvenue au Bal du silence !Vous êtes invité à rester silencieux à partir de maintenant.
En pratique, vous allez tirer au sort un numéro de table.
Vous serez ensuite invité à marcher jusqu’à la salle du « Bal du silence ».
Dans cette salle, vous chercherez votre table. Dès que vous l’aurez trouvée, asseyez-vous sur l’une des deux chaises.
En face de vous, s’installera votre partenaire de Bal qui aura été choisi au hasard.
Pendant 30 minutes, vous pourrez communiquer avec votre partenaire uniquement par écrit (des feuilles et des crayons de papier ont été posés sur votre table).
Il n’y a aucun thème de conversation imposé : vous pouvez écrire tout ce que vous souhaitez (sur une feuille commune ou sur des feuilles séparées).
Une musique annoncera la fin du Bal du silence. Dès que vous l’entendrez, posez votre crayon de papier (même si vous êtes au milieu d’une phrase).
Vous pourrez alors entendre la voix de votre partenaire.
Si vous avez des questions avant de commencer ce Bal du silence, vous pouvez m’interroger… par écrit et en silence !
C’est ainsi perdus dans nos conjectures, le rire aux lèvres, que Mathieu Simonet nous a retrouvés, distribuant à chacun la présente invitation, et nous faisant tirer au sort un chiffre, un nombre, un partenaire de hasard et de silence, une table à soi, ou lieu pour se connaître.
Les consignes, par ailleurs, me paraissent assez claires, se suffisant à elles-mêmes et je n’ai vu personne poser de questions avant que ce bal ne commence. Nous sommes entrés dans la salle. À nos places, il y avait des feuilles blanches, toutes blanches, silencieuses elles aussi, et des crayons de bois (chez moi, dans le Nord, on appelle ça comme ça, je crois que le reste du pays parle de crayon à papier) : il fallait écrire et c’est ce que nous avons fait. J’aimerais alors vous laisser avec ces conversations en presque monochrome, les fantômes de ces mots apparus le temps d’un silence… Vous faire entrer, quelque part, dans la ronde de nos proses, comme cela se fera par la suite, pour les autres projets.
Je ne le peux pas, les formes étant trop libres pour se laisser prendre dans les toiles, et ces romances resteront donc sans paroles - ou presque : je ne peux résister à l’envie de vous en faire partager certaines…
Exact ! On est
diable les
contraintes !
(mais, du coup,
suivre cet exercice,
ce n’est pas aussi suivre une contrainte ?
foutus ! Si on
brise le silence plus
personne ne
nous parlera
et on aura
encore du
silence autour
de nous, et
le silence,
il nous tue
à moins qu’il ne nous tutoie,
ce qui ne veut pas rien
dire je crois. »
« Va et vient de feuilles qui se répondent
Regards qui s’affolent sur « je ne sais pas quoi écrire »
A l’autre ou à moi ?
Regards qui s’enfoncent dans le vertige de la fenêtre
Appel d’ami
Appel d’offres
Offrir son âme à l’autre ?
Son vague à l’âme
Son amour propre
Et… quoi je n’aurai donc rien à dire ?
Dire peut-être pas,
Mais écrire ?
Passer le temps
Remplir la page
Se donner une contenance. »
– anonyme
Parlons de sueur, de fluides, d’excréments, de sang, de poils, de langue, de gland, de cris rauques et de gémissements, de haine, de vulve, de ce qu’on sort de nos tripes, de nos peurs, espoirs d’enfant déchus, souvenirs éreintés, envies sans avenir, bribes d’histoires passées, parlons, montrons, jouissons sans crainte et sans tabou. »
Théâtre de verre dans l’attente d’un dialogue, et tes pas se froissent à la courbure
de tes lèvres.
Comme des papiers mâchés,
des mots en monochrome, ce sont les jours qui débordent
de tes yeux d’éphémère. Rien qu’un peu de neige noire à étouffer les proses,
des fleurs fanées aux contours de ta peau…
Tu seras l’ombre translucide aux mains du silence.
Marionnette de givre dans l’attente d’un royaume.
Et attends-moi.
Toi, l’étoile qui danse à la pellicule des tours.
Lorsque j’ai eu l’invitation entre les mains, les mots se sont bousculés sur le bout de ma langue, trop nombreux, trop denses, sur le point de déborder ; j’ai dû serrer les lèvres très fort pour ne pas les laisser jaillir. Je suis comme ça, moi, je peux rester silencieuse pendant des heures, à contempler la valse vide des idées, à écouter les autres, les phrases prononcées par le monde… Mais dès qu’on m’intime de ne pas parler, je voudrais crier. Peut-être que je ne suis pas la seule ? Peut-être qu’en temps normal, je me tais justement parce que je sais qu’à tout moment je peux émettre un son. Que j’en ai le droit. Peut-être, aussi, que cette fois-là, il y avait une excitation de petite fille derrière le verbe… « Grand-maman, aujourd’hui j’ai 21 ans, j’entre en Master, et tu n’es pas là pour le voir, mais on va jouer au roi du silence, tu sais, comme quand j’étais petite et que je ne savais plus quoi faire parce que j’avais épuisé toutes les histoires, assise sur ce fauteuil à carreaux, sur cette moquette couleur de ciel… Alors bien sûr, c’est une version un peu améliorée, une version d’écrivain - tu sais, ce gros mot que tu employais pour parler de moi aux autres - mais tout de même… Tu ne trouves pas ça génial ? »
Une contrainte, donc, et un jeu : c’est ce qui me traverse immédiatement l’esprit. Et c’est, je crois, une bonne définition de l’écriture… Ça commence plutôt bien !
Une fois à la table, un crayon à la main, les mots peuvent de nouveau paraître. Ils prennent une autre forme, une forme en monochrome ; ils viennent combler nos peurs du vide, de l’abandon, des pages blanches. Rapidement, je comprends que c’est un jeu qui peut être dangereux. Qui peut mettre mal à l’aise. Je comprends aussi qu’il n’y a pas de hasard ou que le hasard fait vraiment bien les choses : plus ma partenaire se dévoile, plus je me retrouve en elle.
Soudain, un doute : est-elle sincère ou considère-t-elle l’écrit comme le domaine de la fiction ?
Tant pis. Je continue d’écrire. Même avec des crayons de bois, on ne peut pas vraiment revenir en arrière. On peut toujours effacer, raturer, refaire… Mais à quoi ça sert si l’autre a déjà lu ?
Et puis, déjà, la musique. Elle fracture le silence, tranche avec ces mots qui flottent encore comme des nuages autour de nos têtes ; elle rompt, aussi, tous les horizons d’attente… Moi qui m’attendais à du classique, je suis plutôt surprise. Je regarde autour de moi et toujours, personne ne danse. Alors j’articule, déglutis des sons mal construits. C’est drôle.
On met les tables en U, nous, les déménageurs semi-professionnels ; on s’installe en vis-à-vis pour discuter des phrases que le silence a fait naître… On fait le tour des paroles. Ce qui en ressort, surtout, c’est l’idée d’un nouveau rapport. Le silence, ça interroge, ça façonne, fascine, ça tisse des liens invisibles entre nous. Ce qui m’intéresse, c’est d’entendre les manières qu’ont les autres d’y aborder… Car ce silence, c’est le royaume de l’intime offert en partage à de parfaits inconnus. L’espace des confidences en proie à la souveraineté de la création.
Les blancs dans la conversation sont-ils rendus acceptables par l’habitude de la page blanche ?
Seule. Parcourir les lignes tracées par les autres, et ça me laisse une impression de voyeurisme. Je me suis portée volontaire pour être cheffe de projet sur ce bal du silence, par curiosité, parce que ma partenaire et moi, nous sommes celles qui n’avons pas offert nos échanges comme un objet à lire. Ils découvriront bien assez tôt ce que l’on a dans le ventre. Pas vrai ? En attendant, ça m’amuse de découvrir ce qui s’est joué aux autres tables. Beaucoup se rient d’un potentiel déchiffreur des danses qu’ils orchestrent, se demandant à quoi ça sert, tout ça… Est-ce qu’il faudra écrire un roman à partir de ces bribes de rencontre ?
Un vacarme silencieux qui nous bercera dans les nuits à venir.
C’est par les encres que l’on s’accompagne :
nous ne sommes plus seuls.