Vivante


C’est une île comme il y en a beaucoup. Avec, bien sûr, de l’eau autour, c’est un principe, et puis tout le ciel qui se reflète dans cette eau. Les vagues, on n’en parle peut-être pas assez. Ce sera pour plus tard. Au-dessus d’elles, des amas de nuages gris comme il y en a beaucoup aussi, que le soleil peut déchirer d’un trait sans prévenir, alors on sort les chapeaux et on ne sort plus les enfants aux heures de midi. Alors tout brille et tout prend feu quand on s’y attend le moins.

Je te vois. Tu es là. Et tu hésites. Pourtant, il faudra bien que tu t’avances un peu plus vers le bord de ce territoire qui est désormais le tien, à peine sortie sur le seuil de la maison où tu viens de passer ta première nuit. L’air marin est à ta disposition, l’audace du vent à ton service, un monde nouveau a été ici convoqué pour toi : tu ne saurais perdre plus de temps à te tenir en retrait. Je te vois. Tes paupières sont closes, tu demeures immobile, appuyée contre la porte en bois clair de la maisonnette que je t’ai dénichée sur Internet. Tu prends le soleil tant qu’il se donne entre deux éclaircies, et voilà que tu t’étires et voilà que tu respires enfin à pleins poumons cet air vif, presque une brûlure pour qui n’en a pas l’habitude. Ta silhouette est inchangée depuis toutes ces années où je te connais.
Mais voilà aussi, je le devine, que sous l’effet de la plénitude, tu te dis que, vraiment, tu as de la chance, que tu n’aurais pu trouver mieux, que ce paysage devant toi, virant du gris-vert au bleu dense en l’espace de quelques secondes, aussi rapidement que le font les pensées, que ce paysage-là te lavera le cœur, et même un peu plus au passage.

Tout de même, l’île est vaste. Et aux champs de tourbe qui s’étendent vers l’ouest répondent des cultures disposées en étagement, des parcelles timides de pommes de terre et de betteraves, et partout de petites séries d’escaliers aménagés à même la terre s’élèvent vers le centre, permettant d’arpenter les champs cultivés et ainsi de parcourir l’ensemble de l’île sans que rien ne soit révélé du secret de ces ramifications : plutôt que d’égarer le promeneur, montées et descentes finissent toujours par le reconduire chez lui d’une façon ou d’une autre. Et parfois malgré lui.

Même sous la pluie, cette autre vie que je t’avais proposée, tout de suite tu l’avais désirée. Une vie sur un muret de pierre, celui qui clôt le terrain rempli d’herbes sauvages et de cailloux, pour contempler la mer et tout ce vert qui la précède, une vie qui ne ressemble en rien à la précédente. Autre route, autre ciel, autre accent. Et tu l’as enfin là, sous tes chaussures déjà marquées de terre, sous ton chapeau en feutre comme tu n’as jamais osé en porter jusqu’alors, entre tes mains soignées d’infirmière caressant tes cheveux courts (te souviens-tu de ce jour, seize ans, où le coiffeur s’est emparé de tes longues nattes brunes pour, d’un coup sec, trancher ton existence en deux morceaux distincts, celui de l’enfant que tu n’étais plus et celui de la femme que tu n’étais pas encore, te laissant démunie devant le miroir ?). Oui, tu la tiens aujourd’hui, cette vie, et tu ne la lâcheras plus.

Et puis il y a ce climat qui parle d’hivers sourds remplis de tornades, ça ébouriffe les jours et combien de fois ici doit-on refaire les toitures, on ne les compte plus, chacun sait son travail voué à recommencer pour l’année qui suivra. On ne manque jamais non plus, depuis des décennies désormais, d’un long été nourri de pluies. Viendront les canicules qui ignorent le repos. Et avec elles, toutes ces nuits qu’on ne sait achever. Alors on reste nus sur les lits, embarrassés de cette nudité, le dos collé aux draps, et on écoute les chiens qui, à minuit passé, ne dorment pas encore, s’étranglent et crient à l’aide, enfin on le dirait.
À moins qu’ils ne rient finalement.
Et tout ça jusqu’à l’aube.
Oui, tout ça, tu le tiens à l’intérieur, serré comme dans le tiroir étroit de ton armoire laissée là-bas, au cœur de la vaste maison familiale, et tu ne comptes pas de sitôt t’en déprendre.

22 juillet 2011
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