Abdelkhaleq Jayed | Vivre un peu plus…(3)

1.
Depuis un moment, Amnay fait le même rêve. Un rêve musculeux, coriace. Arborescent, avec une tête souveraine et des racines artésiennes, noueuses. Un rêve persistant aussi, on dirait un air de chanson qu’on n’arrive pas à semer. Sec et désagréable à l’oreille. Ou la crécelle métallique du grillon qu’on fait taire en claquant des mains mais qui reprend de plus belle sa rengaine dès que le silence se fait entendre autour de lui. Infatigable, désespérant de ténacité. Ce rêve l’obsède, le poursuit, harcèle au point que tout son horizon se réduit au souhait d’avoir un jour suffisamment de force et de talent pour plonger bien profond en lui et extraire de son abysse le livre ignoré pour le recréer, sa planche de salut. Aller au fond des plis pour dénicher cette veine rare, hydre du grimoire à venir.
C’est barbant et un peu vieillot, il le sait, de faire ce rêve et de le dire, ça exhale l’odeur surie du m’sid et du palimpseste qu’il burinait dans son enfance comme s’il cherchait à y fixer des vérités fuyantes.

2.
L’édification n’est pas une entreprise de tout repos. Elle exige de la patience et de la délicatesse. Toutes ces choses entreposées dans la mémoire, il arrive qu’elles viennent sans crier gare, comme le torrent, elles ravagent l’échafaudage. Cette idée le fait tiquer. Il se réjouit alors que le lit de ses souvenirs demeure sec, qu’une bonne partie des sensations et des impressions qu’il sent souvent monter en lui restent informulées, enfermées à double tour dans le sanctuaire de son esprit, retombent dans la fuyante nébuleuse de l’amnésie.
On croit que tout a été dit et qu’on ne peut que moins bien dire. Lui est persuadé que ce qu’on exprime est tellement infime en regard de ce qui reste imprimé, prisonnier de racines musculeuses.
En attendant que les ingénieuses vannes qui régulent chichement le débit de sa bile cèdent un jour pour l’édification du grand œuvre, ces secrets tapis dans l’informe fibreux de son être lui font souvent patiner la tête. Avec leur lot quotidien de frustrations, de vertiges, d’insomnies. Et ces migraines récurrentes qui lui donnent des envies de plongeon ou de salutaires hémorragies. Se trancher les veines du poignet traverse souvent son esprit quand la douleur devient insupportable. Dans sa rêverie douloureuse, il imagine son extinction progressive par l’écoulement lent et ininterrompu de son sang, elle représenterait le meilleur des pis-aller. La mort ne l’effraie pas, et le suicide ne lui a jamais semblé une aberration ou un acte dépourvu de sens.

3.
Il se sent ridicule et se demande ce qu’il lui prend d’évoquer à tout bout de champ migraine et remords, de les relier à son manque d’inspiration, ça peut même paraître bourgeois. Elles lui pourrissent la vie, c’est vrai, les céphalées qui se répètent, il prend toutes sortes d’analgésiques, rien n’y fait, tout le temps qu’elles durent il a la sensation qu’on lui perfore la cervelle. Elles se liguent souvent avec les remords qu’il remâche par désœuvrement pour l’empêcher de travailler, acquérir une discipline. Il n’a jamais pu travailler de manière régulière et soutenue. Il écrit par à-coups, comme qui dirait en dents de scie. Les crises durent un bon moment, et quand elles se saisissent de lui, il a la forte impression qu’un colosse lui transperce la tête de ses gros doigts en acier, lui ratatine l’échine, la nuque, les nerfs, les muscles, les articulations. Parfois, c’est comme si deux gorilles tentaient de lui arracher les bras, les jambes, les cheveux, et la peau avec. Ils n’y arrivent pas, même si ses membres sont sur le point de se détacher de son corps. Ses organes le quittent sans le quitter réellement. Le supplice dure une éternité. Esquisser quelques gestes des doigts ou un mouvement imperceptible de la tête est au-dessus de ses forces.

4.
Durant les courtes et délicieuses trêves que la migraine lui accorde, il se sourit en reprenant confiance. Il se remet au travail avec la conviction de réaliser tôt ou tard son rêve de noircir les volumes de sa bibliothèque imaginaire. Oui, c’est bien de bibliothèque imaginaire qu’il rêve, il en eut très tôt la vision, comme un écrivain qui compte. Il est persuadé de pouvoir écrire tous ces livres qu’il voit défiler dans sa tête. Il ne faut rien risquer qui puisse les effaroucher, se conseille-t-il. De peur de briser ce rêve, si fragile, de les dominer, il pense que chacun d’eux exige un délai de gestation, qu’il doit respecter pour non seulement les adopter mais aussi éviter d’en forcer la maturation.

5.
Dans les rêveries douloureuses qui compriment un moment son cœur, son esprit le crapahute de pensées empoisonnées en pensées impitoyables. Ses mots arboreraient une mine sombre. Cette opinion sèche l’achève. Il se souvient alors qu’au détour d’une causerie littéraire, on n’hésite pas à lui flanquer à la tronche cette vérité épaisse. Les langues se délient, du fond de la salle montent les attaques, chacun y va de sa petite pique. Il semblerait qu’il soit constamment hanté par des ombres inquiétantes, si inquiétantes que les frontières entre la réalité et le rêve ne lui ont pas toujours paru nettes.
Il s’abstient toujours de réagir, il se contente de sourire en attendant une intervention qui fasse diversion, apporte une éclaircie dans le débat, fonde toute cette haine.
Il ne manquerait plus que de le sommer de mettre la plume sous le feuillet, se dit-il en souriant tristement.
Tant que ce n’est pas à l’écartèlement qu’on le condamne, Amnay répond toujours d’un sourire d’amertume.

6.
Cette réprobation acharnée ne le contriste pas outre mesure. Il connait bien la valeur de ses détracteurs. Ils ne valent pas, tous autant qu’ils sont, un pet de chat de gouttière, se dit-il pour se remonter du puits sans fond.
Quant à la noirceur qui caractériserait ses écrits, il avoue que les cauchemars et les rêves font partie de son univers, un univers qui le fait souvent penser, et au moment même où il s’élabore, à celui d’Edvard Munch qu’il admire, et qui demeure à ses yeux le peintre le plus abouti de son époque.

7.
Des rancuniers, doublés de serviles flagorneurs, voilà comment il les qualifie quand, en rentrant chez lui après une rencontre littéraire, il rapporte à Rakia les attaques virulentes dont il a été victime. Mais elle ne l’écoute que d’une oreille. Sa femme n’est pas loin de partager la réprobation qu’il s’attire. Son silence, ou son manque d’empathie, ne refrène pas la colère d’Amnay, il bascule dans une diatribe contre ses ennemis où l’insulte l’emporte sur l’argument. Rakia ne quitte pas des yeux l’écran de télé. Elle doit voir dans cette effusion de gracieusetés qu’elle subit à l’issue de chaque rencontre, un aveu d’impuissance à s’imposer comme un écrivain digne de ce nom. Amnay le devine mais s’abstient de lui en faire part. Il sait qu’elle n’attend que cela pour exploser, dégueuler à son tour toute sa colère.

8.
Rakia n’a jamais cru en lui. Elle l’a toujours considéré comme un petit écrivain, mangé de rancune et d’envie dévastatrice. Il écume les quartiers malfamés d’Agadir pour ravitailler sa création toussotante. Son cœur se soulève lorsqu’elle l’imagine tâtant des chairs molles, l’éclat de rire d’une fille hilare qu’il prend pour une muse, une égérie capable de le préciser et de féconder sa pensée.
Son hypocrisie la révulse plus que tout. Lorsqu’elle l’observe du coin de l’œil en train de se mettre en frais de toilette avant d’arborer sa djellaba blanche pour se rendre le vendredi à la mosquée du quartier, elle ne peut s’empêcher d’exhaler des soupirs plaintifs. Il fait semblant de ne rien remarquer, de ne rien entendre, il bredouille un salut inaudible et se dépêche de quitter la maison.
Il joue des coudes pour être dans les premières rangées. Son unique souci est d’être vu de ses voisins pour avoir bonne image dans le quartier. Après la prière d’Addohr, il se remplit de couscous et tire tout l’après-midi dans une sieste ronflante.
Quand Rakia ose qualifier son comportement de comédie ou de dédoublement schizophrénique, il proteste vigoureusement en évoquant sa riche et complexe personnalité qui sait concorder harmonieusement les dualismes.

9.
Son cercle d’amis fait un peu secte. Deux discoureurs infatigables l’égaient. Ils s’échinent à évoluer vers des idées solides. Ils se retrouvent indéfiniment à la case départ. Que des théories creuses et des mots ronflants, et des fumettes sévères de shit et de tabac capables de carier des dents carnassières en un rien de temps.
Amnay apprécie malgré tout leur compagnie. Il les préfère de loin à ses confrères, ces voraces qu’affriolent le podium et les paillettes. A ceux-ci il laisse l’esbroufe et la parade médiatique. Il se contente souvent de les observer rivaliser de créativité pour le carnaval. C’est à qui arborerait le masque le plus original, le plus clinquant. Rien ne les rebute, ils reniflent chaque stand, chaque estrade, à la recherche d’un éditeur à charmer ou d’un chroniqueur attitré à qui soutirer un sujet tendance qui accrocherait facilement les lecteurs. Des filles un peu nunuches qui flânent dans les couloirs, qui aiment à tirer des selfies avec les auteurs, ils font le cœur de leur cible. Ils savent que ce genre de filles gobe facilement les bobards culbuteurs.

10.
On lui reproche en permanence de filer le désespoir aux lecteurs. Il ne parlerait que de laideur et de ténèbres, de misère et de crasse. Sa plume aurait le fiel et l’aigreur pour encre. Aucune lueur d’espoir ne brasillerait dans ses écrits. Un bilieux trop porté sur la bouteille et les mots recherchés, et sans un gramme d’ambition dans le sang, faisant honte à son illustre généalogie et qui, somme toute, ferait mieux de se contenter de son job de professeur anonyme, quelconque, à la mesure de son patrimoine généalogique et de son capital social.
Il reconnait aujourd’hui avec la lucidité que confère le désespoir que sur ce dernier point, ils n’ont pas tout à fait tort, ces calomniateurs dont il a un moment espéré le soutien. Il était persuadé qu’entre frères d’encre, on se doit d’être solidaires malgré la jalousie ou la haine, c’est humain après tout, qu’on peut ressentir les uns envers les autres.
Petit à petit, il l’a perdue, la dignité, partie en lambeaux au fil des galères et des galimatias. L’angoisse de la ménopause littéraire la lui a soufflée, la fierté qu’il croyait congénitale, léguée en héritage par Sheshonq Ier dont on lui serine la parenté. Puis, littéralement assailli par les quolibets et les railleries qui se déversent sans relâche, il n’a pas vu la quarantaine débarquer avec son lot d’aigreurs, de remords et de pincements. C’est en homme vaincu qu’il se perçoit aujourd’hui, aux portes d’une décennie où des types comme lui sont considérés déjà comme hommes du passé. Dans la rue, les enfants lui donnent du lhadj. Mais il ne sait qui disait déjà, et il l’approuve tout à fait - ne serait-ce que pour ne pas succomber aux déferlantes du désespoir : là où tu peux dire tant pis, dis plutôt tant mieux. La parole littéraire est dotée d’un grand pouvoir de consolation, mais elle n’est pas vaine. Non, elle n’est jamais vaine, quoi qu’en disent les philistins.

11.
Il reconnaît cependant qu’il s’excite souvent l’imagination. Mais, maintenant qu’il a atteint ce degré de dénuement qui le fait de nouveau humain, il se dit que c’est tant mieux ainsi car tout, autour de lui, tente de la tuer, l’imagination. Les gens n’en ont que faire, de la fiction ; ils n’ont d’yeux que pour le réel, et le réel est pourri.
Les propos de bêcheur acariâtre qu’il tient sur les hommes et la vie lui procurent beaucoup de jouissance, même s’ils ont la fâcheuse réputation de donner le cafard. Un peu de légèreté ne tue pas son bonhomme, lui lança un jour Amine, l’air de quelqu’un qui lui veut du bien. Il pleut pourtant pas des mulets pour que tu trempes tout le temps ta plume dans la noirceur, un peu de légèreté te réconciliera avec le succès et tu pourras trôner comme un roi aux salons et aux festivals…
Il a probablement raison, se dit Amnay. Il a de tout le temps eu l’air de quelqu’un qui n’en finit pas de traverser des steppes et des plaines désertiques, muni d’une minuscule gourde d’eau, qu’il se doit de gérer parcimonieusement pour ne pas crever de soif.

20 juillet 2020
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