Anne et Léon se promènent rue des Vignes
En passant devant une pâtisserie, Léon chope un curieux désagrément.
Léon - Je n’ai plus de goût ni d’odorat. On ne se rend pas compte mais c’est vraiment gênant.
Anne et Léon s’arrêtent et regardent la vitrine. Anne dit :
Anne - Ça sent bon.
Évidemment ça agace Léon. Surtout que Anne ajoute :
Anne - Un éclair au café, ça te dit ?
Ils entrent dans la boutique. Tout le monde est souriant. Lui seul fait la gueule. Ils ressortent. Ils croquent dans l’éclair.
Anne - On se régale.
Léon - Ça n’a pas de goût.
Anne - Comment ça ?
Léon - Rien, du plâtre.
Anne- M’enfin...
Léon - Tu sais bien.
Anne - C’est vraiment pas de chance.
Léon - Tu veux ?
Anne - Tu es sûr ?
Et Anne engloutit l’éclair de Léon. Elle ne dit rien pour ne pas l’énerver davantage mais qu’est-ce qu’elle aime ça !
Léon - Quand tu as un handicap invisible, tu te sens seul. Personne ne comprend. Si tu as un truc qui saute aux yeux, les gens sont d’abord gênés et puis ils disent : oh là là ça doit être dur le pauvre et blabla ils compatissent et se trouvent bienheureux tout à coup d’être valide. Ils s’imaginent affublés du handicap, ils jouent à l’aveugle, ferment les yeux, marchent les mains en avant sur quelques pas, se font peur comme des gamins, se marrent. Ou encore ils cherchent à ressentir la douleur supposée. Par exemple ils visualisent l’accident, la jambe broyée. Du coup ils se mettent sur un pied en position flamant rose et font aïe aïe, tout le corps parcouru par un frisson comme s’ils étaient marqués dans leur chair pour de vrai. Pour de vrai. Voilà, c’est ça, un handicap normal, ça fait vrai. Mais un handicap invisible, c’est comme s’il n’existait pas. Nul ne peut s’imaginer les déboires occasionnés s’il n’est pas passé par là. Alors ça crispe, ça exaspère. Léon, goûte-moi ça, c’est un nectar de première, il est resté cinq ans dans ma cave, tu vas voir. Et moi, je prends le verre qu’il me tend, je trempe mes lèvres, j’ai l’impression que c’est de l’eau, je fais hum ouais, et lui : n’est-ce pas ? hein ? vas-y, profite, je bois d’un trait, toujours le même goût de flotte, ah excellent il a de la cuisse, et l’autre me regarde avec des yeux ronds et je vois bien qu’il se dit : mais il est con ce Léon, c’est bien la dernière fois que je lui fais un cadeau...
Anne - Ouais...
Léon - Quoi ouais ?
Anne - Tu n’es pas vraiment handicapé. Tu te plains tout le temps.
Silence
Léon - Je ne me plains pas, je réfléchis.
Anne - Quelle mauvaise foi !
Léon - Évidemment que je suis de mauvaise foi. Et alors ? Tu m’emmerdes.
Anne - Les handicapés ont autre chose à foutre que de se plaindre.
Léon - N’empêche. Je viens de faire une découverte.
Anne - Holà !
Léon - Face à un ordinateur, c’est pareil.
Anne - Quoi pareil ?
Léon - Tous les handicaps sont invisibles.