XI

........................Cher P. O., pas de disparition, apparition et autres mouvements de texte pour ce portrait. Pourtant, c’est ce vers quoi je tends et qui me tient depuis quelques mois, mais voilà, avec vous, cela n’aurait pas de sens.
Notre entretien date d’avril 2015 déjà et je ne sais, je ne peux toujours pas expliquer le temps qu’il me faut pour vivre avec chaque entrevue, me l’approprier, la lier au cheminement plus vaste de cette résidence - qui, soit dit en passant, est "terminée".
Revenons à vous.
Vous m’accueillez dans votre salle de réunion, vous êtes à l’aise, du moins vous en avez l’air. Devant vous un papier, un stylo dont parfois vous vous servirez pour faire émerger votre pensée, vos propos.
Nous avons à peu de chose près le même âge. (Cette note ne m’est venue qu’a posteriori lorsque je repensais à vous.) Vous vous prêtez aisément au jeu des interrogations et répondez simplement aux questions qui, je l’avoue, peuvent sembler éloignées du travail tel qu’on le conçoit généralement.
Entre nous, une assez large table. Très vite, entre nous mais non comme une séparation cette fois, l’île de votre enfance, l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon pour être précise, et puis votre grand-père, le récit de sa vie, son empreinte. Bien évidemment, le parcours professionnel, les voyages, le désir de s’inscrire dans le monde, d’accompagner et de laisser trace. Ce que c’est, à vos yeux, que de diriger un projet, la responsabilité de réunir des êtres autour d’un projet commun.

Dans les mois qui suivent notre rencontre, j’ai amorcé un premier poème.
L’enfance de l’île. En voici le premier fragment :

Enfance de l’île
s’éveille

une joie d’archipel
qui par vagues
bricole le temps
le devenir
au-dedans

Enfance à l’île
roche
rush
roule
pousse volcanique
métamorphique/métaphorique

...

Mais.
Cinq lettres, la résistance, l’insatisfaction. Le poème ne prenait pas, puisqu’il en va parfois de l’écrit comme du pain ou de l’amour.
Comment vous lier à cette dynamique que j’ai cru tenir, orchestrer, plutôt satisfaite je l’avoue, de lier mes recherches littéraires au numérique, heureuse en somme, en fait d’expérimenter. Mais.
"Ça" ne prenait pas, pas du tout - encore moins dès que j’insistai.
Et puis, surprise des jours, comme la mer dépose sur le rivage quelque secret, quelque vestige, une phrase s’est échouée derrière mon front et ne m’a plus quittée.
Elle semble si anodine que, peut-être, vous l’avez oubliée.
Nous étions proches de la fin de l’échange, vous évoquiez le désir d’aller ailleurs, de "changer" de direction et vous créer un nouveau défi. À quarante ans, cela semblait le bon moment.
Je ne sais plus ce que j’ai pu vous demander alors, mais vous, tranquillement, m’avez glissé cette réponse :

"Je n’ai jamais été empêché."

Ni vantardise, ni orgueil dans votre voix. Une éclatante simplicité.
Vous expliquer pourquoi cette phrase m’a tant marquée, pourquoi elle m’interroge, voire me stupéfait encore aujourd’hui, n’aurait aucun intérêt ici, dans le cadre d’un portrait. Là où elle nous entraîne vous, moi, sans doute le lecteur, c’est à une image finale mais ouverte je l’espère. Une photo [1] que j’ai imaginée pour vous, mais un vous relié à l’artiste Annette Messager. À l’une des œuvres issue de la recherche intitulée Mes trophées.




Hommage/appropriation, la frontière est perméable.
Portrait, autoportrait, idem.

Bien à vous, à celles et ceux qui participent au chemin.
A.M.

11 février 2016
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[1photo Tiphaine Mulpas