chronique n°1

SCIENCE ET LITTÉRATURE

Un écrivain en résidence dans une grande école d’ingénieurs

Johannes Kepler, l’astronome allemand du début du XVIIe siècle àqui l’on doit les trois lois régissant la mécanique céleste du système solaire (les fameuses lois de Kepler) était doué d’une intuition si révolutionnaire par rapport au savoir de l’époque, qu’il avait renoncé àexposer ses découvertes.
C’est la raison pour laquelle Kepler écrivit, en 1610, un conte, dont le titre est Songe (Somnium en latin) et dans lequel il met en scène de manière parfaitement fictive et excentrique, un voyage dans la Lune. Il y est question d’un personnage initié par sa mère, qui est une sorcière, aux secrets d’un démon capable de les transporter sur la Lune. Kepler lâche la bride àson imagination en inventant des habitants géants, des géographies pleines de fantaisie. Pourquoi le génial astronome recourt-il àcette fiction ? Tout simplement parce que l’enquête sur la nature des astres ne peut être menée qu’a priori et non par l’expérience (les outils eux-mêmes manquent) : dans ces conditions, la fiction fera office d’expérience de pensée.
Ce qui est amusant, c’est que le texte du Songe est truffé de notes de bas de page (223 exactement) qui donnent les explications scientifiques des hypothèses présentées dans le récit imaginaire. Ces notes sont d’ailleurs beaucoup plus volumineuses que le récit lui-même et décodent subtilement l’allégorie présentée par la fiction. Mais cette histoire inventée par Kepler, même si elle a l’apparence d’un divertissement, constitue une expérience parallèle et complémentaire àses recherches de physicien. Par la fiction romanesque, il accède àun langage qui énonce des vérités scientifiques, jusque-làindicibles.
Sans doute sommes-nous àl’orée du XVIIe siècle et la période avait-elle coutume de produire des « savants  » tout àla fois physiciens, peintres, architectes, mathématiciens, astronomes, écrivains… Léonard de Vinci, Machiavel, Michel-Ange, Giordano Bruno, Galilée pensaient le monde philosophiquement tout autant qu’ils l’observaient et le décrivaient scientifiquement.
Malgré la bifurcation qui a pu s’opérer au cours des XVIIe et XVIIIe siècles entre ces différentes disciplines, de nombreuses passerelles ont subsisté, qui attestent de cette porosité permanente entre science et littérature.
Quand, en 1835, Edgar Poe écrit Aventure sans pareille d’un certain Hans Pffaal, il fait la même chose, dans l’autre sens. Cette fois c’est un écrivain qui raconte un voyage en ballon vers la Lune. L’histoire ànouveau est écrite sur un ton burlesque, qui parodie la rigueur scientifique. C’est celle d’Hans Pffaal, raccommodeur de soufflets de Rotterdam dont les affaires périclitent et qui, pour échapper àses créanciers, décide de s’échapper àbord d’un ballon et d’aller dans la Lune. Au retour, il raconte ses aventures dans un récit truffé d’explications scientifiques grotesques et d’interprétations fantaisistes des théories physiques connues àl’époque. C’est Baudelaire lui-même qui en donne la traduction, Baudelaire dont on connaît la méfiance envers la science, accompagné en cela par de nombreux écrivains de son époque, qui se livrent àdes satires parfois très violentes.
De manière générale, il n’est pas rare de voir les romanciers se saisir de motifs scientifiques tout au long du XIXe siècle, àcommencer par Mary Shelley, qui écrit son Frankenstein en 1817. Il faut citer aussi Balzac (La Recherche de l’absolu, 1834), de nombreuses nouvelles de Poe, Flaubert (Bouvart et Pécuchet, 1882), Zola (Le docteur Pascal, 1893), Wells (L’île du Dr Moreau, 1896), et bien sà»r Jules Verne, dont le premier roman, Paris au XXe siècle, refusé par les éditeurs, dresse un portrait effarant d’une société où la science a pris toute la place.
S’il ne faut en distinguer qu’un je choisirai toutefois Villiers de l’Isle Adam, l’auteur de L’Eve future, un roman qui met en scène le savant Edison lui-même en train de fabriquer une androïde pour son jeune ami lord Ewald, déçu par sa fiancée. L’Eve future, parue tout d’abord en feuilleton, maintes fois remaniée par Villiers, paraît en volume en 1886. Nous avons làune expérience littéraire absolument singulière, qui préfigure toute la littérature de science-fiction du XXe siècle, qui traite àla fois de science (il y a de longs chapitres dans lesquels Villiers fait décrire àEdison le fonctionnement de son robot pensant), mais aussi des questions posées par la science àla société tout entière et même àl’humanité, puisqu’en inventant le premier robot intelligent de la littérature, Villiers nous parle aussi de la société future, en l’occurrence de notre présent, ànous occupants du XXIe siècle.
Ce qui est stupéfiant dans L’Eve c’est que la machine, au fur et àmesure qu’elle se perfectionne, semble retourner vers la nature, alors que les machines ordinairement s’en éloignent. Le plus artificiel est aussi le plus libre, libre de créer du rêve, puisqu’évidemment la créature échappe àson créateur — et cela Villiers, en tant qu’écrivain, est bien placé pour savoir de quoi il parle. La dimension démiurgique de la science est questionnée ici : que se passe-t-il lorsque l’objet scientifique échappe àson savant ?
Le souci esthétique de son créateur (non seulement « l’andréïde  » est sublimement belle, mais son vocabulaire quand elle s’exprime est inspiré des plus grands poètes) est d’ailleurs une référence explicite de Villiers àla littérature, àla poésie.
La machine a aussi un rôle métaphysique, c’est l’instrument de la transfiguration : les notions de même, de miroir, de ressemblance et de dissemblance sont explorées, avec toujours ce lien comparatif très fort entre la science et la littérature comme espaces de création absolue, mais aussi comme possibles champs démiurgiques. « La création scientifique est une fiction, il ne faut pas l’oublier  », nous met en garde Villiers.
L’Eve future est une œuvre dont la richesse a suscité énormément de réflexions et de travaux savants, j’y consacrerai peut-être une prochaine chronique.
J’aurais pu également parler de Lautréamont, de Charles Cros (qui est poète et aussi inventeur en 1877 du phonographe, découvert en même temps et breveté par Edison aux USA, en complète ignorance l’un de l’autre), d’Alfred Jarry, de Conan Doyle avec son professeur Challenger, un personnage de zoologiste haut en couleurs, irascible et passionné, héros de plusieurs romans dont le fameux Monde perdu.
Comment ne pas évoquer aussi l’Oulipo du XXe siècle, comment ne pas parler de George Perec, de Jacques Roubaud, et avec eux des liens étroits que tissent la poésie et les mathématiques.

Quelles passerelles existent aujourd’hui entre la littérature et la science ? Comment les écrivains contemporains abordent une science devenue extrêmement technique et complexe ? Et comment également les scientifiques vont-ils puiser àla source de la littérature pour trouver peut-être, sinon un langage commun, du moins des éléments de langage qui puissent faire sens de part et d’autre ?
Etienne Klein, dans une intervention qu’il avait donnée en 2013 àla bibliothèque Buffon, disait que la physique manquait d’un langage, qu’elle était privée de mots pour exprimer ses concepts, parfois impossibles àtraduire avec notre langage commun. Les écrivains peuvent-ils, par la poésie, par la fiction romanesque, entrer en résonance avec des principes, des hypothèses que les mots de la science sont inaptes àrévéler ou pour lesquels la science n’a pas de mots mais uniquement des équations ? Je crois bien que oui, parce qu’il se passe, àl’endroit de la littérature, quelque chose qui interroge la science mais aussi y participe.
Il est assez remarquable qu’un mathématicien comme Cédric Villani, médaille Fields 2010, ait éprouvé le besoin d’écrire, sous la forme d’un roman, son aventure scientifique. Son livre, Théorème vivant, est àla fois un roman d’aventures (aventures mathématiques, mais aventures tout de même : « comment le héros va-t-il réussir àdémontrer son théorème ?  »,) un roman àénigme et une auto-fiction, ce qui en fait un objet littéraire inclassable, mais démontre, s’il en était besoin, àquel point les outils de la science et de la littérature peuvent s’accorder, se mélanger, et se féconder mutuellement.

Mon dernier roman, Magique aujourd’hui, paru début septembre chez Gallimard, met en scène un personnage d’androïde sensible. Sous la forme d’une légère anticipation, il interroge notre rapport aux objets connectés, notre dépendance aux machines intelligentes et enfin tente de définir ce « propre de l’homme  » qui donne au genre humain sa singularité (https://lilylit.wordpress.com/2015/10/08/le-monde-de-demain-entre-les-pages-de-magique-aujourdhui). Je compte poursuivre cette exploration d’un futur proche dans mes prochains livres, en introduisant dans mes romans juste assez de science pour les rendre accessibles àtous, mais suffisamment pour que les lecteurs se réconcilient avec des disciplines passionnantes qu’ils utilisent àleur insu tous les jours, tout en feignant d’y être parfaitement étrangers.

La proposition que je fais aujourd’hui aux étudiants de l’ENSTA, mais aussi àtous ceux que l’aventure tentera, c’est de venir s’associer àl’écriture de mon nouveau roman, un texte de légère anticipation qui aborde la question des habitats évolutifs et des grands défis écologiques qui ne manqueront pas de se présenter aux générations futures.

14 octobre 2015
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