Dans le silence des mots I
C’est par l’intermédiaire de la bibliothèque Louise Walser Gaillard que j’ai lancé il y a quelques semaines une collecte de récits. J’invite usagères et usagers, sourd.e.s ou entendant.e.s, à me rencontrer le temps d’un échange d’une demi-heure pour interroger leur rapport à la lecture, leurs pratiques, leurs souvenirs, leurs émotions littéraires autant que leurs difficultés, leurs plaisirs, leur acharnement, leur découragement parfois, à entrer dans un texte, quel qu’il soit. Comprendre ce que lire produit sur le corps comme sur l’esprit quand les livres ne nous appartiennent pas. Ce que l’on découvre, oublie ou finit par acheter pour le garder avec soi.
C’est un mardi à l’heure du déjeuner que j’ai rencontré C.G., homme d’une quarantaine d’années sourd depuis l’enfance à la suite d’une maladie grave et qui, seul sourd de son environnement proche, a été scolarisé à l’école primaire de son village où il n’entendait presque pas mais suivait la classe « comme tout le monde » : tout le monde qui entend. Il pensait être le seul en France à ne pas être tout à fait comme tout le monde justement, n’avait jusqu’à l’adolescence jamais rencontré d’autre sourd.e. Il a donc appris à décomposer les mots, à dire des syllabes qui ne résonnaient pas dans sa tête pour apprendre à lire sur le papier tout en apprenant à lire sur les lèvres des mots sans pouvoir les donner à entendre.
Je n’avais, jusqu’à ma première discussion avec la bibliothécaire C.A., jamais pensé à l’effort que demande l’apprentissage de la lecture quand le son reste enfermé à l’intérieur du corps. On ne départit en effet pas l’apprentissage de la lecture de la prononciation des syllabes, BA, BO, BU, BE, patiemment répétées pour former petit à petit un mot que l’on connaissait peut-être déjà sans savoir à quoi il ressemblait en toutes lettres.
C.G. a toujours aimé écrire comme lire sur les lèvres pour que chaque mot — entre sa prononciation dénuée de sonorité et son écriture puis sa lecture presque sans voix — prenne tout son sens. Que cette musique intérieure produite par les textes d’Hugo, de Beckett ou de Proust lus dans le silence de la surdité s’imprime en lui comme une réserve précieuse : celle d’ailleurs sans cesse réinventés.