Dans ma maison qui n’est pas ma maison tu viendras

Photo de La Maison sans fin de Frederick Kiesler, 1924

Depuis plusieurs mois je travaille la maison au corps. Les maisonnées de départ ont pris un nouveau sens au fur et à mesure des ateliers qui s’y déroulent, pelote de laine dévidée sur la table où nous sommes en cercle réunis.

Dans la maison où l’on ne reste pas, dans l’entre-deux des soins, en rééducation, il n’y a pas de maison, pas de chez soi. On ne se projette pas, on ne rêve pas non plus. Même l’enfance n’offre plus aucun accès. C’est la non-maison.

Dans la maison où l’on reste pour toujours, la maison c’est celle des souvenirs, l’enfance retrouvée, le jardin gourmand. C’est aussi la maison de l’amour espéré car on est bien seuls dedans – et dehors et partout, dans tout le corps et au-delà – et, rassemblés en cercle autour de la table, cette maison prend forme par gestes tendres, paroles retrouvées de chants perdus d’autrefois. On chante et s’entrechante, on s’emmêle et s’entremêle les souvenirs, les mains, les sourires. On trouve ce qu’on croyait perdu, on le façonne autre. La maison a de nombreux couloirs, les labyrinthes de la mémoire et les méandres du cours des choses, qui nous mènent d’une vie à l’autre par l’enfance détournée. On se dévoie ensemble pour y retourner.

Dans la maison où l’on ne vient que le jour entre deux ateliers de mémoire, de massages, de jardinage, la maison c’est la fenêtre sur le jardin, les rêves éveillés, les mots libérés et cela ruisselle sans canal, cela déborde, pleure et rit. C’est la maison du chenal, la maison ciel, la maison bruit.

Dans toutes les maisons où je vais, traçant un cercle invisible entre nous, dans sa transparence de verre, j’amène mes poèmes de maisons qui font comme de petites demeures où se blottir, se livrer, se dévoiler. J’amène mes chansons de maisons qui font comme de petites cabanes pas au Canada mais bien là et au-delà. De la Chapelle au clair de lune à la maison aux piments rouges, de la maison du voyage à la maison blockhaus, de la maison qu’ils inventent à la maison absente. Notre nid de souvenirs pour tous les temps à venir.

Je n’ai jamais pensé qu’une maison contenait tant de maisons ou aucune particulière, c’est selon. Je n’ai jamais pensé que la poésie deviendrait notre maison d’un temps remplaçant l’hôpital et pourtant avec et pourtant parmi. Pour un temps, elle est là cette maison grande et pourtant en ruine (on en fera un palais), forte et pourtant fissurée (elle laissera passer la lumière), chaude et pourtant pleine d’air (une maison cerf-volant ?), de cet air qui chante, de cet air de mémoire courant d’air où tout file. Poésie chambre à air pour rouler plus loin, pour voler plus haut.

Quand j’étais enfant on m’avait demandé à l’école de dessiner la maison de mes rêves. Je m’appliquais alors à tracer une maison cube en verre sur la lune. Je me demande aujourd’hui pourquoi le cube, pourquoi le verre, pourquoi la lune. Alors, peut-être en réponse, sans doute en question toujours vivante, ici j’en ai fait avec eux un poème. Nous l’avons appelé « dessine-moi une maison ».

cette maison pleine de facettes
comme les yeux des insectes
maison mouche
maison bouche
maison en verre et en travers
cette maison tendue vers
maison lisse limace ver de terre
maison qui bruisse au vent
comme feuilles de tremble
maison planète habitable
recueillant tête dans la lune
tête trouée de rêves
tandis qu’on dit – laisse les dire –
« tu n’as pas de tête »
« quand on n’a pas de tête
il faut avoir des jambes »
toi tu inventes
cette maison ambulante
maison sable qui coule
maison trou maison floue
le temps n’a pas de prise
sur cube
sur verre
sur lune
sur l’enfant que tu es
l’enfant en toi que l’on n’a pas tué

cet enfant maison cube en verre sur la lune

On est toujours cet enfant d’hier, celui rêvant son lieu, celui fredonnant la fin ou le début de toutes choses (ce qui sans doute revient un peu au même), cet air de chanson « dans ma maison sous terre », comme un jeu répété au fil des récrés et des rues de passage.

Et me remontent alors, résumant à eux seuls ce que je viens faire ici et sans doute ce que nous tous venons y faire sur Terre, ces vers de Jacques Prévert lus par Jean-Louis Trintignant :

« Dans ma maison vous viendrez
D’ailleurs ce n’est pas ma maison
Je ne sais pas à qui elle est
Je suis entré comme ça un jour
Il n’y avait personne
Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc
Je suis resté longtemps dans cette maison
Personne n’est venu
Mais tous les jours et tous les jours
Je vous ai attendue (…)

Dans ma maison tu viendras
Je pense à autre chose mais je ne pense qu’à ça
Et quand tu seras entrée dans ma maison
Tu enlèveras tous tes vêtements
Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge
Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc
Et puis tu te coucheras et je me coucherai près de toi
Voilà
Dans ma maison qui n’est pas ma maison tu viendras. »

21 octobre 2021
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