Ils sont venus, elles sont assises, mais deux d’entre eux manquent à l’appel, comme à chaque fois.
Ce n’est pas grave.
L’atelier continue, les textes naissent et se déposent, ça fait un fatras de papier, des impressions en pagaille, que je distribue, mais dont je n’arrive pas à me débarrasser, que je retourne, qui me serviront de brouillon.
Alessandro a failli faire sauter la banque, il a envoyé son texte à l’imprimante, au lieu d’écrire 1, il a failli écrire 1 000.
Et pourquoi pas 1 000 000 ?
Un million d’exemplaires qui auraient submergé l’école, la noyant sous les mots d’Alessandro.
Le dernier jour, les histoires tiennent encore, il y aurait encore à vivre, une histoire d’amour entre deux garçons, une histoire de corps plutôt, de souffles et de soupirs, de formes profondes, et aussi l’histoire de Léa, Jérusalem qui meurt.
Mais je m’arrête là.
Je n’ai plus de souffle.
Plus de quinze jours après, de quoi je me souviens ? De qui je me souviens ? J’essaie de retrouver les noms dans le mail groupé que je commence à faire. Le nom d’Ahmed vient toujours en premier. Et celui de Mathilda. Ils sont là, rassemblés, mes petits poussins, dans la liste de diffusion que gmail me propose de constituer : ajouter Alex ? ajouter Cassandre ? ajouter Léa ?
D’eux, je n’ai aucune nouvelle.
Ils se sont évanouis, évaporés, envolés, dispersés, dissous dans l’éther, comme un alcool fugace, les vapeurs d’une drogue émolliente, l’âme et l’esprit de l’air, du temps, des mots, des amours. Ils se sont défaits. Notre groupe s’est défait. Mais les écrits restent. Et je rassemble petit à petit leur collection de textes, je les relis, retrouve les voix. Des unes et des autres. Qui ne sont plus là.
Quinze jours après, qu’est-ce que je me rappelle. Je me rappelle Ahmed, sa haute stature, toujours un peu en décalage, apparaissant dans la salle. La pureté de Cassandre, l’absence de Léa, le sourire banane d’Alessandro, le regard meurtri d’Evan, la joie de Jean-Eudes, la folie douce de la fée Clochette : Mathilda. J’ai oublié deux noms. Mais je triche et regarde dans le fichier. J’avais oublié le beau gosse au hoodie, Robin (pourtant, quand je relis son texte, j’entends encore sa voix, rauque et ondulante comme la Loire). J’avais oublié Sarah, qui a beaucoup progressé depuis la première séance et continue d’écrire – en tous cas, je crois.
Quinze jours après, de quoi je me souviens ?
D’un immeuble, rue Ben Yehuda à Tel-Aviv, et de l’humidité qui vient, l’air marin qui se faufile, qui vient directement de la plage.
D’une cité étrange à Angoulême, avec tous les cassos du quartier – et du quartier pavillonnaire qui s’ensuivit, plus blanc, plus aisé. Et aussi de ce bar de nuit dans la même ville, qui regroupait tout le monde, ceux qui s’envoleraient et ceux qui s’écraseraient, les oiseaux de passage et les stars du jour, les people du festival du film, une fois l’an, et les piliers de comptoir, sous la gouverne heureuse de Jean-Mi.
De quoi je me souviens ?
Des lieux, des univers, de la Loire sauvage l’été, d’un studio de 23 mètres carrés derrière la Comédie-Française. D’un balcon à Vincennes où Léa nous faisait croire à l’Orient. De Ouessant en plein vent. De la pelouse des Buttes-Chaumont. D’un appartement bourgeois avec vue sur l’école des Beaux-Arts. D’une Italie imaginaire, incarnée seulement par la voix, car Alessandro ne m’a jamais envoyé ses textes – aucun – je l’entends encore me dire, « je vais t’envoyer, je vais t’envoyer, je dois recopier ». Et du Pigalle de Jean-Eudes qui ressemble au Paris d’Henry Miller. Les lieux sont de beaux repaires.
Et de la forme d’Asnières, que je vais retrouver bientôt.
Je leur avais demandé de m’envoyer une vidéo d’eux, lisant un texte.
Mais je n’en ai reçu aucune.
* *
Je relis ce journal depuis le début. Ça ne fait pas livre. Il n’y a pas de personnages. Tout se répète. Trop. Tout. Tout le temps. Ce sont des blocs. Des blocs de comédiens avec des vies esquissées, mais jamais développées, ce sont des blocs d’émotions génériques compilées pour protéger l’anonymat des acteurs, d’un bloc à l’autre, d’un groupe de mots, de comédiens à l’autre, toujours les mêmes éclats, élans, finissants. Pas de ligne. Pas de narration. L’éternel retour du même, oui. Des blocs collés, dans la poisse des émotions, des surgissements du beau, oubliés, laissées derrière soi, comme par la vitre du train. Une accumulation. Pas une histoire. Pas même la mienne, pas même celle de la pandémie ni de Paris ni des saisons. On enquille. De l’abattage. On assume, on parle, on part. D’un groupe l’autre. Des prénoms changés. Des vies mal connues. Des textes superbes – assez dit – mais qu’on ne connaît pas vraiment. Le besoin d’histoire. De personnages. De récit – fictionnel ou pas.
La pandémie est présente, dans l’épuisement, comme un certain ennui que je voudrais chasser. L’amour n’y a que peu de part. Il décolle et retombe. Il dure le temps d’une lecture, d’un beau garçon, d’une jolie fille. Avec une jolie voix. Et encore et encore. Ils viennent et repassent. Entrent, sortent. Lis ce que t’as écrit. Super. Next.
Ça ne fait pas livre.
Aucun journal de résidence ne peut faire livre.
Ça fonctionne en séquence, par blocs de 10 000 signes, à peu près, ça fonctionne parce que c’est chronique, régulier, journalistique, non dans la forme mais dans le tempo, dans l’ordre du temps qui passe – mais je ne suis pas emporté par le temps, quand je relis tout.
Je ne peux pas.
J’avais pourtant caressé l’idée d’un livre, avec cette résidence.
Je vais écrire pour la fin librement.
Sans y penser.
Je vais recommencer à chroniquer, tracer, semaine après semaine, le surgissement des jeunes vies, des jeunes voix.
Puisque c’est ça.
On n’aura vu aucun personnage, que des éclats incomplets, des prénoms auxquels nul ne peut s’attacher, ça aura brillé mais pas marché.
C’est en tout cas ce que je me dis.
Les jours derniers, trois comédiens m’écrivent.
Ils me disent qu’ils vont m’envoyer leur vidéo.
Je n’attends plus vraiment.
Ecrire est inutile, sauf pour moi, pour garder (trace).
Mais recommencer ce jeu, cet exercice, cette charge, oui, je veux.
Je serai au rendez-vous, dans une semaine, pour rencontrer le quatrième groupe.
La nuit est passée, le jour aussi.
C’est un autre jour.
Vendredi.
Un journal.
Il fait gris.
Je suis allé encore me balader dans le grand Paris. Pas de comédiens, de comédiennes. Juste un ami, l’ami J., et au lit. Je suis juste allé me promener. J’ai juste photographié les châteaux d’eau du parc près de Villepinte. Il n’y avait pas d’avions, malgré Roissy tout près. Juste la pluie. Et les oiseaux, hérons et oies cendrées, pies et corneilles, et petits oiseaux tourneurs fonceurs sur l’eau, des martinets ? Je vérifierai. Oh et deux lapins. Deux petits lapins de garenne ou de grande ville avec leur cul tout blanc. La police montée passait – deux beaux chevaux hauts. Parc désert, RER B, ligne terminale, weekend de l’Ascension, pluie partout. Pas d’élèves, pas de textes, pas d’imaginaires. Une ville étalée, à la mesure, plus belle que jamais avec son patrimoine du vingtième siècle qui soudain s’élève et flambe sous la pluie, poudroie sous la menace, vibre de brume et d’humidité. Tours, entrepôts, autoroutes, mauvaises herbes, pavillons, buildings, stade, bagnoles, cités, voies ferrées, canal, perspectives. La ville, et soudain on passe sous le périph, et soudain on est adoubés. On se courbe, le train plie pour passer, on entre, on a passé la douane, comme la pensée de Cassandre autrefois, il y a quelques semaines à peine.
J’ai marché, il n’y a plus d’atelier, c’est les grandes vacances, ce furent les Canaries et la pluie à Paris, c’est un pur journal, ce n’est pas un livre – ce n’est plus même une chronique, un journal de résidence.
C’est la vie.
La vie seule.
La présence.
La joie – froide – d’être.