Je me souviens

Delphine

Je me souviens des mains moites qui se posent sur le clavier.
Je me souviens des odeurs de bons plats dans le couloir qui mène à ma porte.
Je me souviens de ces bras si légers que je tenais tous les mercredis pour amener mon papi dans son lit.
Je me souviens de cette potion magique que je prenais pour avoir la force de mettre mon frère à terre.
Je me souviens de ces longues heures à rêver sur ma balançoire.
Je me souviens de mon index droit posé sur le front doux de mon lapin, du pouce droit dans ma bouche, et de ma main gauche caressant ses oreilles pour m’endormir.
Je me souviens de sa main posée sur mon épaule.
Je me souviens du chocolat qui fond dans ma bouche après ma cure de 6 mois sans en prendre.
Je me souviens de ces disputes avec mes frères pour savoir qui prenait la place du milieu dans la grande voiture Espace grise.
Je me souviens de son parfum sur le corps d’un autre homme dans la rue.
Je me souviens de ce silence après avoir écouté pour la première fois le concerto numéro 2 pour piano de Rachmaninov.
Je me souviens de cet appel à mon meilleur ami le 13 novembre 2015, qui était au Stade de France.
Je me souviens de la cabane des draps.
Je me souviens de ces nuits dans le lit de mes parents où rien ne pouvait m’arriver.
Je me souviens du premier jour où j’ai appris qu’une femme pouvait se masturber.
Je me souviens de cette chaleur sur mes joues, impossible à dissimuler devant mes camarades.
Je me souviens du jour où j’ai compris qu’on pouvait tout cacher derrière un sourire.

Jeanne

Je me souviens de la petite lumière rouge, du petit boîtier gris qui soudait mon index et mon majeur avec une petite lumière rouge.
Je me souviens de l’horloge aux chiffres rouges déroulant les heures, les minutes, et même les secondes.
Je me souviens de la traversée du couloir sombre, du fauteuil en osier de ma mère assise dessus.
Je me souviens des petites tartines de beurre rondes de beurre salé.
Je me souviens que j’avais deux ans et demi, ou plutôt... je me souviens que l’on m’a dit que j’avais deux ans et demi.
Je me souviens de l’angoisse.
Je me souviens de la frustration.
Je me souviens de l’impossibilité de marcher sur les lignes.
Je me souviens de mes lèvres gercées.
Je me souviens de la frustration.
Je me souviens de la peur de l’imperfection.
Je me souviens de l’absence de perfection.
Je me souviens de l’échec.
Je me souviens du mur de briques, trop haut.
Je me souviens de mes rires trop forts, de mes cris silencieux.
Je me souviens que c’était sombre.
Je me souviens que c’était obsessionnel et irrationnel.
Je ne me souviens pas... vraiment.

Shannen

Je me souviens des après-midi d’été au Parc Gaumont.
Je me souviens de Mehdi et Thomas.
Je me souviens des cours d’Histoire, la fenêtre ouverte au mois de mai.
Je me souviens du boulevard des Pyrénées.
Je ne me souviens pas de la première cuite rue des Alliés.
Je me souviens des histoires de maman sur ses années à la Fac.
Je me souviens des bruits de cloches de l’église Saint-Joseph.
Je me souviens de 6 euros le gramme.
Je me souviens de Jean Lassalle à...
Je ne me souviens pas des après-midi au City-stade.
Je me souviens des concerts au Parc des Expositions.
Je me souviens de la dispute entre Momo et Le Gitan.
Je me souviens du terrain vague au terrain de jeux derrière le Stade Léo-Lagrange.
Je me souviens quand j’ai dit « non ».
Je me souviens quand il a dit pardon.
Je ne me souviens pas d’un malaise.
Je me souviens avoir pris l’avion.
Je me souviens du café devant Bobigny.
Je me souviens de « on se voit vite ».
Je me souviens de la photo de la fille de Mehdi.
Je me souviens avoir dit « je descends vous voir bientôt ».
Je ne me souviens pas avoir pris mes billets.
Je me souviens d’eux.
Je me souviens du « sang ».
Je me souviens qu’il faut que j’appelle ce soir.

Simon

Je me souviens de la veille
Je me souviens du réveil
Je me souviens de leur chambre
Je me souviens de l’appel
Je me souviens ou j’étais assis
Je me souviens du coin de lit
Je me souviens de lui
Je me souviens d’elle
Je me souviens de lui
Je me souviens du temps qui se suspend
Je me souviens du ralenti
Je me souviens comme il se retourne
Je me souviens comme on comprend
Je me souviens comme il s’approche lentement
Je me souviens comme il me serre
Je me souviens des regards
Je me souviens du vide
Je me souviens du trou dans lequel je ne dois pas tomber. Pas maintenant.
Je me souviens qu’il ne faut pas tomber, pour elle.
Je me souviens qu’il ne faut pas tomber pour lui. Et pour lui.
Je me souviens des sons
Je me souviens des corps
Je me souviens qu’il faut prévenir
Je me souviens qu’il faut partir
Je me souviens qu’il faut aller dire au revoir
Je me souviens que c’est impossible
Je me souviens qu’il faut pourtant y croire
Je me souviens du trajet
Je me souviens que lui seul conduisait
Je me souviens qu’il va falloir faire autrement
Je me souviens que tout va être different
Je me souviens d’y arriver
Je me souviens de soutenir
Je me souviens d’avancer lentement dans ce long couloir
Je me souviens de ce bureau
Je me souviens du mot
Je me souviens de l’inéluctable
Je me souviens d’eux
Je me souviens comme ça doit être dur pour eux
Je me souviens comme ils étaient présents
Je me souviens qu’il faut y aller
Je me souviens qu’il faut entrer
Je me souviens du protocole
Je me souviens du poids de mes jambes
Je me souviens du poids de mes bras
Je me souviens du poids de ma tête
Je me souviens qu’il faut tenir
Je me souviens qu’il faut encore tenir
Je me souviens qu’il faut lui dire au revoir maintenant
Je me souviens qu’il faut mentir
Je me souviens qu’il faut dire que ça va aller
Je me souviens qu’il faut dire qu’on aime
Je me souviens qu’il faut dire qu’on aime pour la première fois peut être
Je me souviens qu’il faut dire qu’on aime pour la dernière fois sûrement
Je me souviens qu’il faut dire des « choses positives »
Je me souviens qu’on me dit qu’il entend
Je me souviens que c’est à moi de parler
Je me souviens que j’essaye d’ouvrir la bouche
Je me souviens de l’humidité sur mon visage
Je me souviens que rien ne sort
Je me souviens de mon incapacité
Je me souviens que je vais le regretter
Je me souviens que c’est trop tard
Je me souviens que c’est le moment de partir
Je me souviens que c’est terminé
Je me souviens des regards en sortant
Je me souviens qu’il faut sourire
Je me souviens qu’il faut dire merci. Pour tout.
Je me souviens qu’il faut rentrer
Je me souviens que tout sera different
Je me souviens qu’il faut être ensemble
Je me souviens qu’on est tellement seuls
Je me souviens qu’ils doivent appeler
Je me souviens qu’ils doivent confirmer
Je me souviens que ça doit arriver dans quelques heures maintenant
Je me souviens que les heures passent
Je me souviens qu’il faut manger
Je me souviens qu’il faut boire
Je me souviens qu’il faut organiser
Je me souviens qu’elle est perdue
Je me souviens qu’elle sera différente
Je me souviens des messages qui arrivent
Je me souviens des réponses que je ne peux pas donner
Je me souviens que les heures continuent de passer
Je me souviens que quelque chose se passe
Je me souviens qu’il faut rappeler
Je me souviens du lendemain ou peut-être du même jour
Je me souviens de lui
Je me souviens comme il se retourne
Je me souviens de la vitesse
Je me souviens de ses yeux
Je me souviens de l’incompréhension
Je me souviens que c’est reparti
Je me souviens que ce n’est pas fini
Je me souviens qu’ils se sont trompés
Je me souviens que personne n’ose dire le mot
Je me souviens que ça va être long
Je me souviens que ça l’a été
Je me souviens de ne plus jamais tomber
Je me souviens de ne plus jamais lâcher
Je me souviens des mois qui suivent
Je me souviens qu’il faut toujours continuer à y croire
Je me souviens qu’il faut y croire pour les autres
Je me souviens que c’est ensemble
Je me souviens des montagnes russes
Je me souviens qu’ils sont perdus
Je me souviens que je sais que je vais le retrouver
Je me souviens que le pire est peut-être passé
Je me souviens que le pire revient
Je me souviens qu’il ne lâche rien
Je me souviens que je lui dois bien ça.
Je me souviens des transferts
Je me souviens des spécialistes
Je me souviens que ça s’explique ailleurs
Je me souviens de cet appel
Je me souviens des 72 jours
Je me souviens que c’était long
Je me souviens que c’est autre chose qui commence.

Théo

Je me souviens d’être réveillé de ma sieste par Fanny à 14h55
Je me souviens d’avoir dormi sur un matelas gonflable
Je me souviens d’avoir peur d’éprouver des sentiments
Je me souviens de cette femme qui a changé ma vie avant de la briser, pour un temps
Je me souviens d’avoir descendu la Loire en canoë
Je me souviens de ces trois mois de silence imposé, brisé par ces mots : “Oui" puisque je retrouve un ami si fidèle”
Je me souviens de cette retraite forcée à Montlieu-la-Garde
Je me souviens de ce bonheur de jouer
Je me souviens de ces nuits à jouir
Je me souviens de son visage si proche du mien
Je me souviens qu’elle m’a dit :” je ne reculerai pas”
Je me souviens lui avoir répondu moi non plus
Je me souviens des baisers interdits
Je me souviens de son extase dans ma bouche
Je me souviens du bonheur
Je me souviens de Zinedine Zidane
Je me souviens de mon père levant la main sur ma mère
Je me souviens de mon poing contre son thorax
Je me souviens du divorce
Je me souviens des innombrables punitions d’un père pourtant absent
Je me souviens des nuits à jouer à Lara Croft avec ma mère
Je me souviens des loups et de leurs grognements qui nous faisaient sursauter
Je me souviens du jour où j’ai marqué le panier de la gagne
Je me souviens des mois allongés après les opérations
Je me souviens de la morphine et de ce bonheur illusoire
Je me souviens des idées noires
Je me souviens de Fanny (une autre) qui jette la morphine et qui me sauve
Je me souviens de ma soeur qui part pour un homme de 40 ans de plus qu’elle
Je me souviens de ma soeur à son anniversaire qui me tend un joint
Je me souviens de ma soeur qui se casse le poignet en roller
Je me souviens des à dada sur les genoux de mon père
Je me souviens de ma naissance
Je me souviens de la rencontre des mes parents au musée d’Orsay
Je me souviens qu’on a marché sur la Lune
Je me souviens de l’exil de mes grands-parents maternels
Je me souviens de la fuite en 40 de mes grands-parents paternels
Je me souviens des génocides
Je me souviens que la Terre était plate
Je me souviens d’Eureka
Je me souviens du Lucy
Je me souviens d’un Bang

Fanny

Je me souviens des jouets que j’avais dans le ventre de ma mère.

Je me souviens de jouer avec ces mêmes jouets dans la baignoire à Montrouge.

Je me souviens de regarder le ventre de maman, puis de regarder mon bateau rouge magnifique en bois avec son grand mat.

Je me souviens de demander à maman, (elle de profil face à l’évier, moi dans la baignoire) si ce mat ne lui faisait pas trop mal à l’époque dans son ventre. Et surtout comment faisait-elle pour se plier ?
Je me souviens de ce moment…où elle m’a fait comprendre que dans son ventre, je n’avais pas de jouets.

Je me souviens de ma…
Comment dire ?
Tristesse-déception-incompréhension.

Je me souviens de me dire que oui, quand même, je le sais moi que j’avais des jouets dans le ventre.

Je me souviens avoir gardé mon savoir secret, avoir décidé de ne pas en parler davantage à ma mère ni à aucune autre grande personne.

Je me souviens de cette première fois où j’ai fait l’amour.

Je me souviens de ce moment dans le métro ou j’ai réalisé que nous ne nous étions pas protégé.

Je me souviens avoir pris cette pilule du lendemain.

Je me souviens l’attente et l’attente et l’attente des règles.

Je me souviens les deux barres sur le test de grossesse.

Je me souviens annoncer à mes parents que je suis enceinte.

Je me souviens de Cathy, cette infirmière magnifique qui m’a tant aidé lors de l’avortement.

Je me souviens de mon amoureux de l’époque, qui ne m’a jamais posé la moindre question sur l’avortement, porté la moindre attention, fait comme si tout allait.

Je me souviens de ce mois entier suite à l’avortement, à dormir et dormir et ne rien pouvoir faire d’autre.

Je me souviens du chagrin.

Je ne peux pas me souvenir de cette première fois d’amour en dehors de cet avortement et de tout ce chagrin immense.

Je me souviens avoir été enceinte.

Tristan

Je me souviens de ma tristesse le soir de la finale de la coupe du monde 2006.
Je me souviens de ma solitude les dimanches d’automne au parc du Palais-Royal.
Je me souviens de mes anniversaire fêté 2 mois avant car je suis né en août.
Je me souviens de ma fidèle balle en mousse.
Je me souviens de mes recréations trop courtes.
Je me souviens de ma chambre si vide en rentrant de l’école.
Je me souviens de ces médicaments qui me rendaient si vide.
Je me souviens de mes frères et sœurs imaginaires quand je jouais dans ma chambre.
Je me souviens de ces devoirs qui me prenaient une éternité.
Je me souviens de mes premiers complices de l’époque.
Je me souviens des feuilles mortes sur mes petits pieds.
Je me souviens des marrons que l’on ne peut pas manger.
Je me souviens des premiers sourires des filles jolies.
Je me souviens de mes premiers skis rien qu’à moi.
Je me souviens des pommes au four de maman.
Je me souviens du bruit des clefs de mon père.
Je me souviens de ma mamie le dimanche.
Je me souviens des premières douceurs de l’amour.
Je me souviens de la beauté de cette femme nue pour la toute première fois.
Je me souviens de cette femme pour la toute dernière fois.
Je me souviens de mon tout dernier match et cette défaite cruelle contre le Sydney FC.
Je me souviens de ses yeux souriants.
Je me souviens de mes émissions de radio préférées.
Je me souviens de sa voix qui m’accompagne.
Je me souviens de sa voix qui me faisait rire.
Je me souviens de sa voix rauque qui me manque.
Je me souviens de Totti et d’un peuple qui lui dit au revoir.
Je me souviens des ambulances le soir des attentats.
Je me souviens des voitures à contresens ce soir-là.
Je me souviens des dizaines d’inconnus dans mon salon ce soir-là.
Je me souviens de cette douleur cette année-là.
Je me souviens des peaux douces qui m’ont touché.
Je me souviens de Delphine et son sourire pour la toute première fois.
Je me souviens de Jeanne et son rire pour la dernière fois.
Je me souviens des fous-rires avec Simon, Julien et Thomas.
Je me souviens des Fan(n)y et de notre appréhension terrible avant de rencontrer nos enfants.
Je me souviens des doutes.
Je me souviens du jour où tout s’est arrêté.
Je me souviens de la peur de tousser.
Je me souviens de la peur d’être terriblement dangereux.
Je me souviens.

10 avril 2021
T T+