Lire enfermé
Une expérience des plus marquantes — deux heures dans les locaux d’une prison parisienne (la dernière intra-muros) pour rencontrer des détenus lecteurs ou lecteurs détenus, accompagnée d’un bibliothécaire passionné par son métier et le contexte dans lequel il a choisi de l’exercer avec le soutien de l’association « Lire pour en sortir ».
Quand on a la chance de n’avoir jamais eu affaire ni de près ni de loin à la prison, il peut paraître très étrange de s’y rendre de son plein gré pour tenter de saisir ce que la littérature, la presse, les BD, les mangas, les essais — tout ce qui, partout ailleurs, emplit et désemplit une étagère pour le plaisir — peut avoir comme effet sur ceux (car ici il n’y a pas de femmes) qui les lisent.
Presque la moitié des 1000 détenus de la maison d’arrêt utilisent la bibliothèque principale et ses six antennes (une par quartier) de manière régulière — un ratio plus important qu’à « l’extérieur ». Mais on ne va pas à la bibliothèque sur un coup de tête. Une fois par semaine au mieux, sur un créneau d’une heure trente maximum à l’issue de laquelle il faut céder la place à d’autres détenus d’un autre quartier qui, eux aussi, se seront enregistrés pour espérer y avoir accès, si ce n’est pas aussi l’heure de la promenade, ou du parloir, ou de la gymnastique. A l’extérieur, la seule chose qui nous empêche d’aller dans une médiathèque est un emploi du temps trop chargé ou ses contraintes horaires, sa fermeture le lundi.
Et ce qui frappe justement en entrant dans cette prison, c’est qu’immédiatement l’extérieur disparaît. Que tout est fait pour qu’il soit oublié. Qu’entre les murs, les grilles, les filets, les portes, les sas, les cours, les couloirs, les coursives, rien d’autre ne se passe que ce qui s’y passe. L’extérieur n’existe plus pour de vrai. La seule réalité qui soit est celle de la prison, ses contraintes, ses bruits, ses évènements, ses privations, ses activités, ses « bonjour » répétés, ses suicides, ses confiscations — une vie parallèle à celle du dehors qui nous fait ignorer ce qui, chaque minute d’un temps que certains ne comptent déjà plus, se passe entre ces murs. Nous fait ignorer les imaginaires qui s’y jouent et dans lesquels certains romans recommencent, à chaque nouvelle lecture, de jouer un rôle décisif.
Photographie prise sur un boulevard après deux heures passées dans un milieu carcéral inconnu. L’idée d’un réenchantement possible et à disposition, là, immédiatement.